Le djinn et le chameau.

Il arriva, sur un monde très semblable au nôtre mais créé par un ange rebelle de Dieu, qu’un chameau se perdit. Était-ce dans le triangle de l’Afar, dominé par les hautes montagnes d’Abyssinie ; ou était-ce dans les ergs infinis du Hedjaz? Cela importe peu, il nous suffit de dire que la bête était au delà de tout secours, et que montait confusément en elle le désespoir. Durant quarante jours et quarante nuits, le camélidé arpenta la Terre, sans trouver ni oasis où étancher sa soif, ni présence humaine qui pût le guider.

Il arriva que dans son errance, le chameau toucha aux limites de cet au-delà qui confine au domaine de Morphée. La lune accrochait son croissant haut sur l’horizon, et un vent glacé poussait les dunes grain à grain sur le pelage du pauvre animal. Sur le point de sombrer dans le froid de la mort, l’infortuné aperçut, à demi ensevelie dans le sable millénaire, une datte.

Cette datte était incongrue, au cœur de ces étendues désolées, où nul homme ne s’aventure sinon par hasard ou malchance. Là est le domaine de ces esprits que l’on nomme djinns. Certains sont libres et effraient le voyageur isolé, le trompant par des mirages ou lui infligeant des orages de sable qui l’ensevelissent sans pitié. D’autres sont prisonniers, pour de multiples raisons qu’il n’est pas donné aux Hommes de connaître.

Cette datte n’était pas un simple fruit. Des siècles plus tôt, un djinn maudit y avait été enchaîné, recevant pour châtiment celui de se morfondre pour l’éternité, attendant de servir tout maître qui aurait la chance de le trouver. Mais est-il chanceux celui qui reçoit un tel pouvoir? En vérité, il n’est pas donné à tous de l’utiliser sagement. Le chameau libéra le djinn par le simple contact de sa langue affamée. On ne saurait dire ce que ressentirent ces deux créatures inhumaines ; l’une voyant émerger d’un nuage de fumée magique un être aux prunelles brillantes, aux vêtements tissés de feu liquide ; l’autre découvrant que son nouveau maître était un bête chameau. Hélas, le chameau ne possède pas la délicatesse et la puissance de l’intelligence humaine, et celui-ci était passablement stupide même selon les standards de son espèce. Aussi, alors que le djinn lui proposait d’exaucer un vœu, quel qu’il soit, le chameau déclara qu’il souhaitait voir le globe recouvert de déserts parsemés d’oasis, afin de voir son espèce dominer la Terre. Le vœu exaucé, bien sûr, conduisit à l’extinction de la quasi totalité des autres espèces vivantes, au renversement de l’équilibre écologique planétaire et à l’extinction des chameaux eux-mêmes. Mais l’animal mourut de soif bien avant cela, néanmoins persuadé d’avoir laissé derrière lui un monde meilleur pour les siens.

Ce monde est désormais peuplé des seuls djinns, lesquels ne peuvent plus conter leurs terrifiantes légendes qu’aux vents secs du désert universel. L’ennui les tenaille grandement. Car une histoire sans audience ne transmet rien, elle est sans essence.

Ce monde est vide par la faute d’un chameau. Certains disent que la sagesse s’accommode mal du pouvoir. Les mécréants vont même jusqu’à nier que Dieu soit omnipotent et omniscient. Il ne nous est pas donné de trancher, nos lumières sont bien trop ternes pour proposer une quelconque théodicée. Il est néanmoins certain que Satan fut bien peu sage lorsqu’il laissa en sa création la possibilité aux esprits faibles de disposer de si grands pouvoirs.

Dieu soit loué, dans notre monde, les chameaux ne peuvent rien, et ceci prouve bien Sa Sagesse et Sa Munificence.

Dies Irae, ou l’ivresse de l’ambitieux.

Il est un fait que peu comprennent, et qu’encore moins acceptent : la réussite des rêves du plus minable implique généralement le renoncement du plus élevé. C’est une loi évidente mais passablement désagréable car elle suppose l’existence d’une hiérarchie des valeurs qui laisse la part belle à l’individualisme.

Pas cet individualisme qui consiste à tout miser sur la cupidité en la travestissant en pragmatisme, ou en en faisant la norme d’un univers étriqué et misérable à la hauteur de l’aréopage de boutiquiers et méprisables larves humaines de tous les partis et tous les camps. Non, pas le petit orgueil de ces chrysalides figées en un rictus cynique et boursouflées de privilèges et d’orgueil, dont la compréhension de la beauté ne dépasse pas le rebord du caniveau dans lequel pataugent d’ordinaire le cuistre, l’escroc et le marchand d’armes.

Non, il faut parler en ce cas de la recherche permanente de ce qui rend l’individu particulier, son intérêt, ce qui le fait croître dans le sens noble du terme et qui ne s’explique pas, ou alors seulement par le truchement toujours biaisé et trop souvent terne des philosophes. Hors ces intérêts convergent rarement, et certains sont plus communs que d’autres. Et cela génère une asymétrie.

Comme lorsqu’un ami prétend que vous lui manquez, mais n’entreprend jamais un voyage pour vous rendre visite, quand vous entreprenez sans cesse l’inverse. Ou lorsqu’une femme prétend vous aimer toujours mais vous utilise comme simple miroir de son propre narcissisme. Ou, encore, lorsqu’un universitaire prétend libérer votre esprit et ne fait de vous qu’un outil de sa mesquine réussite académique. Cela lasse et use.

La plupart des hauts sentiments sont galvaudés et canalisés, réduits en une mélasse insipide quand il sont repris par des cœurs et des esprits qui sont incapables de les ressentir de manière absolue. Non que ces sentiments soient, par essence, absolus. Mais s’inventer et démonter sans cesse des idoles, en jouer tout en conservant un sérieux total dans leur conception et leur destruction, voilà peut-être une des plus hautes facultés de l’esprit humain.

Il est facile et confortable de se contenter d’idéalisme, de reporter l’impossibilité d’accomplir un rêve ou une ambition sur le compte d’un manque de soutien, d’un système corrompu, tout en acceptant l’échec inéluctable. Mais le fait est que l’action n’a pu être menée, que le rêve est brisé et que l’élan est perdu.

De la religion au Communisme, de l’Amour à la Science, le monde actuel ne permet plus guère l’émergence de caractères uniques. On nous incite à croire que nous partageons des valeurs, nous unissons en camps homogènes, alors que les faits témoignent toujours plus de la tension que génère le grouillement croissant de nos congénères. Aussi, lorsque l’on gît sans recours, sans plus de force pour poursuivre, et qu’on refuse ce pavot qu’est l’idéalisme, il ne reste rien. Et certains préfèrent embrasser ce néant que se résigner à supporter les jeux d’ombres et de lumière que constituent les discours répétés de l’Idéal.

Ma foi, si ces nihilistes réussissent, pourquoi pas moi ? L’originalité ne saurait rendre heureux, ou en tout cas n’est guère apaisante. Aussi demain fondrai-je dans cette absurdité. Et comme le dirait un Rastignac: “À nous deux maintenant ! ”

Mais je n’y crois guère…

Le chat de Topkapi

Le soleil dérive lentement vers l’horizon, laissant derrière lui un ciel flamboyant. Les entêtantes fragrances que laissent flotter quelques massifs de fleurs généreusement arrosés semblent épaissir encore la chaude atmosphère du mois de mai. Au sein de cette langueur tranquille, l’appel des muezzins attire lentement aux mosquées des centaines de fidèles ; tandis que dressant ses minarets et ses coupoles millénaires, l’ancienne basilique Sainte-Sophie règne sereinement sur le paysage en défiant sa jeune sœur aux céramiques bleues.

Dans ce tableau aux teintes délicatement orientales, un chat, l’air fier et souverain, arpente les jardins de Topkapi. Le félin, paré seulement de son pelage fauve et d’une dignité assurée, avance paresseusement dans les allées bordées de roses et de tulipes aux teintes éclatantes. Recevant les offrandes de touristes attardés, ses yeux d’agate parsemés d’éclats dorés semblent voir bien plus loin que n’importe quel regard de mortel. Il daigne parfois accorder la douce aumône de sa fourrure aux mains empressées de visiteurs charmés.

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Quand le jour cède lentement la place au crépuscule, tandis que la lune monte et arbore un croissant semblable à celui du drapeau national, il aime à étirer son corps élastique pour négligemment contempler la foule déambulant dans les jardins en contrebas du palais. Dans l’œil presque divin du noble animal se reflètent les hommes, grands ou misérables, et les plus petits secrets.

Ici, des touristes aux ventres gras et mous, vêtus de pantacourts et de t-shirts personnalisés révélant bras potelés, genoux cagneux et cuisses constellées de cellulite, tentent d’orienter la perche portant un téléphone dernier-cri afin de cadrer leurs visages congestionnés. S’éloignant d’eux, un couple s’empresse de rentrer, l’homme barbu, la femme vêtue d’une abaya noire la dissimulant au monde. La femme porte une glace à sa bouche, et oublie son voile un quart de seconde, manquant de peu de se barbouiller de crème glacée. Un peu à l’écart, aperçu seulement du chat complice, l’unique témoin de la scène étouffe un rire sarcastique. C’est un jeune occidental idéaliste qui aime à se plonger dans des pensées qu’il croit profondes et frappées du sceau du progrès. Il reprend son chemin sans vraiment comprendre ce qui l’entoure, bien que son appareil photographique soit empli des clichés de lieux dont la seule histoire ne pourrait loger dans l’esprit d’un seul homme.

Plus loin un homme racle le fond de sa gorge et fait profiter sans vergogne de ses miasmes infâmes des passants blasés. Un groupe de femmes s’avance, et toutes portent de chatoyants foulards sur leurs cheveux, qui leur donnent l’air de pétales soyeux poussés par un vent fripon. Elles croisent un autre troupeau, arborant fièrement du haut de leur récente puberté jeans troués et hauts trop courts. Les deux camps se croisent et s’ignorent.

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Le chat s’ennuie, il baille et révèle des crocs jaunis. Il reprend son inspection vespérale au son des perruches qui piaillent dans les arbres dont les frondaisons portent une ombre de plus en plus épaisse sur le jardin public. Il ignore les oiseaux. Passant près d’un banc, il tombe sur un couple d’amoureux esquissant de vagues projets d’avenir, tentant de donner forme et consistance à une relation déjà bien morne. Au loin des enfants jouent, surveillés par des parents amusés et attentifs.

La nuit tombe, les fidèles se sont assemblés, ont procédé ensemble à leurs ablutions et prié. Ils sortent en masse compacte des mosquées. Le chat regagne son repaire, et contemple encore une fois la foule humaine pressée quitter le parc. Il est serein, un bout de langue rose dépasse légèrement de sa gueule. Il contemple, n’analyse rien, ne juge pas. Il sait que les choses sont, ne se préoccupe pas de leur signification. Il règne, en maître inconnu de ses esclaves, tel un roux poussah, zen et gras. Ses paupières se ferment doucement sur ses yeux aux reflets mordorés, ces yeux qui luisent au milieu de sa frimousse de matou insolent. Et dans l’obscurité grandissante, assis sur son trône de pierre, on pourrait jurer qu’il rit, le chat de Topkapi.

Le diable à la noce.

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Un jour, alors qu’il se morfondait dans les profondeurs chthoniennes, Satan reçut une invitation d’un réseau social bien connu. Ne soyez pas surpris: Satan a su se moderniser, contrairement à son collègue d’En Haut. Certaines mauvaises langues prétendent même qu’il possède des parts de l’entreprise : ce ne sont que commérages. Il y a bien longtemps que le Malin a ouvert le capital de l’Enfer, et que les OPA hostiles l’ont ruiné.

En cliquant sur l’irrésistible petit bouton de notification, il découvrit une page dédiée au mariage d’un ancien camarade de Chute. Il n’avait plus grand chose à faire, les âmes damnées ayant été délocalisées et réincarnées au Bangladesh, ce qui coûtait moins cher en énergie spirituelle selon ses comptables.

Aussi décida-t-il de se rendre sur Terre, où la cérémonie devait avoir lieu. Il revêtit son plus beau corps, celui d’un robuste Jordanien aux yeux brillants d’un noir de jais et aux cheveux bouclés, dont l’aspect lui rappelait le doux temps de ses confrontations bibliques. Le corps était revêtu d’un élégant costume trois pièces sobre et de bon goût. Il apporta également son violon, celui-là même sur lequel le sulfureux Paganini avait acquis sa virtuosité surhumaine.

Le mariage était religieux, ce qui n’était plus un problème pour lui depuis longtemps tant l’Église avait commis de péchés. Il était d’ailleurs probable que la Présence se fît d’autant moins sentir dans les églises que partout ailleurs. Il se prit à espérer que son ancien compagnon ait choisi à dessein un lieu aussi ironique, mais les retrouvailles étouffèrent bien vite cet espoir.

Son ancien camarade avait fait partie de la race des Grigori, ces esprits qui prirent goût aux femmes humaines et donnèrent naissance aux géants. Il avait cependant beaucoup perdu de sa superbe comme il gagnait en tour de taille, et ne se distinguait désormais plus de n’importe quel humain qui aurait abusé de la bière, bien qu’un vague effluve de charisme se dégageât toujours de lui. Sa femme était une grosse blonde filasse dont la mollesse transpirait par tous les pores. Sa surexcitation à l’idée d’avoir bientôt ferré un poisson bien plus gros qu’elle teintait inexorablement la dentelle de sa robe d’auréoles odorantes. Elle était entourée d’une bande de créatures horriblement attifées dont les tenues tentaient désespérément de mettre en avant des poitrines chétives et dissimuler des culs aux proportions dantesques. Les hommes portaient des costumes mal ajustés aux couleurs criardes et parlaient bruyamment tout en couvant du regard les demoiselles d’honneur.

Même face à un combat perdu d’avance, le Prince des Ténèbres sait manifester sa volonté corruptrice. Dégainant son violon, il proposa, tentateur, de jouer quelques Caprices et autres airs interdits qui sauraient allumer dans ces corps mous l’étincelle bachique qui ne demandait qu’à jaillir. Le choc fut grand de s’entendre répondre:

“Tu ne pourrais pas plutôt nous jouer le Canon de Pachelbel?”

Tenté par l’idée de faire sombrer toute la scène dans un gouffre de roches en fusion, il se retint, espérant toujours quelque coup de théâtre qui le mettrait en joie. Et jouant sereinement de son violon magique, il regarda se dérouler la cérémonie. Le prêtre mit en garde les jeunes mariés contre l’usure de la passion, et il ne put s’empêcher de noter que toute passion semblait déjà bien usée, non seulement entre les fiancés mais aussi dans le ton du prêtre et l’attitude légèrement ennuyée de l’assemblée. Le risque ne valait probablement pas tant de prévention.

La cérémonie, molle, longue, ennuyeuse et vide de sens s’acheva. Les mariés sortirent sur le perron, mitraillés par un photographe semi-professionnel qui trouvait dans ces événements le moyen de survivre, puisque ses travaux plus profonds et artistiques ne suffisaient pas à le nourrir. Le diable nota son adresse dans l’idée de revenir lui proposer quelque marché. Les artistes maudits l’avaient toujours amusé, et parfois même truandé.

Le diable se sentait cependant quelque peu frustré. Toujours pas de coup de théâtre, et tout se déroulait de la manière lourde et empesée si fréquente dans les mariages et la plupart des rites initiatiques dont le sens s’est perdu.

N’y tenant plus, il se dirigea vers son ancien camarade et lui confia son incompréhension:

“Est-ce l’amour qui te guide? C’est certes absurde mais même les meilleurs ont parfois un goût gâté.

-Non, pas vraiment.

-La Passion alors? C’est vrai qu’on peut y trouver davantage de distraction.”

-Lucifer, tu dois comprendre qu’il faut grandir à un moment. La rébellion c’est pour les adolescents, nous sommes grands désormais, il est temps d’être pragmatique. Avec elle je suis tranquille, elle me demande juste des enfants et tu sais que ce n’est pas une tâche très prenante pour les êtres surnaturels. Elle me fait oublier la solitude et l’absurdité du monde. Peut-être même un jour réussirai-je à l’aimer, avec le temps. Alors que toi, dans tes cavernes solitaires, tu ne peux pas oublier, et tu souffres et fais souffrir. Je ne t’envie pas, j’espère que tu sauras un jour revenir à la raison.”

Abasourdi par cette réponse d’une médiocrité insoutenable, le Diable prit congé en espérant qu’au moins le dîner serait l’occasion de corrompre une innocente vierge. Hélas il n’en restait plus guère et le plan de table l’avait placé à côté d’un vieil oncle qui regardait d’un air circonspect le teint sombre de ce voisin diabolique.

On aurait tort de croire que Satan approuve ces pratiques. C’est un misanthrope, et il ne fait guère de différence entre les races, le sexe et les religions. Puisque de mélanine il s’agissait, il encouragea un mélanome jusqu’alors discret à métastaser dans les artères du bélître. Composant avec le destin, il s’arrangea pour que ses futurs médecins fussent tous issus de minorités visibles. L’agonie fut terrible, mais c’est une autre histoire.

Alors qu’elle s’éclaircissait grâce à cette petite farce, son humeur s’assombrit de nouveau lorsqu’on lui proposa de rejoindre la chenille qui se formait. Il se demanda si toute la scène n’était pas une autre des humiliations du Père? Mais il ne sentait plus aucune trace de la Présence depuis bien longtemps déjà. Quant au Fils, il n’avait plus donné signe de Vie depuis sa dernière et éprouvante incarnation en Judée. Il se demanda si même ses Créateurs n’avaient pas perdu foi en l’Humanité. Il proposa la papauté au prêtre, mais celui-ci craignait trop le poids des responsabilités. Il tenta un jeune homme qui rêvait de passions brûlantes, mais celui-ci lui opposa sa peur des relations instables. Il tenta une jeune femme ambitieuse avec la perspective de voyages et d’un métier passionnant, mais celle-ci lui opposa sa crainte de la désapprobation si elle ne prolongeait pas la lignée familiale au plus tôt. Il proposa le talent à une aspirante-poétesse mais celle-ci opposa son angoisse d’être dépassée par ces émotions brûlantes qui gisaient en elle et que le Diable exposait.

Soudainement lassé de l’ignoble parodie qui se déroulait autour de lui, il se dressa et prit la parole comme il l’avait fait autrefois, dans la Cité qui surplombe les Plaines d’Armageddon. L’assemblée était néanmoins bien moins brillante qu’alors, et la plupart des invités titubaient sous les effets conjugués du champagne rosé et de l’intoxication alimentaire rampante que le traiteur indélicat avait causée en négligeant quelque peu les règles d’hygiène les plus élémentaires.

“Je vous ai bien observés, et suis prêt à rendre mon jugement. Vous êtes tous ici médiocres. Vos passions sont étouffées et presque toutes mortes, vous vivez dans de vieilles amitiés affadies. La plupart d’entre vous n’ont pas été capables d’utiliser le dixième de leurs capacités pour créer du nouveau. Vous vous satisfaites de ce que vous avez et en tirez fierté, mais la lâcheté n’est en rien une source légitime de fierté, sachez-le.

Même votre résistance à la tentation est molle. Comme je regrette le temps des sarabandes et des sabbats! Mais ces temps sont morts lorsque vous mîtes sur un piédestal tous ces simulacres médiocres de bonheur à bas prix. Vous avez tous perdu votre foi en vous-mêmes, ce qui, contrairement à l’athéisme, me déplait beaucoup.

Je vous condamne à cette vie, tout en étant pleinement conscients de ce que vous auriez pu être si votre volonté s’était exercée et vos peurs domptées. Adieu!”

Et laissant tomber une pluie de criquets sur la foule désarçonnée pour faire bonne mesure, Satan s’en retourna à son séjour souterrain. Là, près de l’Arbre de Science, éternel vaincu, il attend. Il sait que ces âmes seront siennes bientôt. Il n’en éprouve nulle joie.

 

Epilogue

Dans les sombres souterrains où le Tentateur songe, retentit faiblement une vieille prière qu’un photographe semi-professionnel se prend à réciter:

Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort

Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

Guérisseur familier des angoisses humaines,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,

Enseignes par l’amour le goût du Paradis,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

Engendras l’Espérance, — une folle charmante!

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut

Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud.

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi dont l’oeil clair connaît les profonds arsenaux

Où dort enseveli le peuple des métaux,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi dont la large main cache les précipices

Au somnambule errant au bord des édifices,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,

Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,

Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles

Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

Confesseur des pendus et des conspirateurs,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère

Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!” *

 

Il sent l’intention, le désir brûlant, il sent la volonté farouche derrière les mots. Son temps reviendra. Et comme même les démons ont besoin d’espoir, il sourit.

 

 

*Les litanies de Satan, Charles Baudelaire.

Le repenti.

La bêtise c’est de la paresse. La bêtise c’est un type qui vit, et il se dit : ça me suffit. Ça me suffit. Je vis, je vais bien, ça me suffit. Jacques Brel.

 

Il était une fois, dans une forêt fort lointaine, un nid bien douillet.

Dans ce nid deux oiseaux rouges attendaient qu’éclose un œuf. L’œuf leur paraissait bien étrange, puisqu’il était vert. Et dans le monde où poussait cette forêt, les oiseaux rouges pondaient des œufs rouges. C’était évident et bien ainsi.

Hormis cette bizarrerie, les deux oiseaux étaient bien contents. Ils ne voyaient dans cette étrange couleur qu’un petit accident sans grande importance. Et lentement s’égrenaient les heures, et l’œuf s’emplissait de vie, et finit un beau jour par éclore. Les parents gazouillaient de bonheur. Mais ce qu’ils virent alors leur coupa le sifflet.

Le poussin était aussi vert que sa coquille. Et cela n’était pas acceptable. Un œuf encore, on peut bien lui permettre quelques originalités, ce n’est qu’une coquille, et les coquilles ne se montrent pas dans le monde. Mais un poussin vert, on peut difficilement le cacher à la famille et aux amis. En somme, c’était une terrible honte.

Alors qu’ils étaient encore abasourdis, le poussin vert commença derechef à pépier. Et il criait: “J’ai un rêve, j’ai un rêve! Je veux voyager et faire de grandes choses!” Mais les oiseaux rouges ne sont pas des albatros, les voyages et les rêves leur répugnent. Heureusement ils sont très attachés aux valeurs familiales, et bien que souffrant d’avoir un enfant si original et monstrueux, ils ne purent que se résoudre à l’élever, la mort dans l’âme. Le père songea bien à reprocher à sa femme son amitié passée avec un oiseau de passage, mais songea devant la mine dévastée de sa compagne qu’il était peu probable que sa cocotte l’eût cocufié en cajolant ce coucou.

L’oisillon grandissait et prétendait vouloir comprendre le monde. Il voulait raconter des histoires, et prétendait qu’un jour il volerait au dessus de la cime du vieux chêne qui régnait au plus profond de la forêt. On l’envoya donc à l’école pour le débarrasser des coquecigrues qui passaient par sa tête de linotte. L’oiseau vert s’avéra très doué en classe, et ses camarades ne l’aimaient guère. Souvent on se moquait de le voir rester seul à l’étude. Alors, lassé, le petit oiseau vert se décida à jouer un peu avec ses camarades. Mais ceux-ci ne l’aimaient pas beaucoup plus.

A la maison, ses parents attendaient l’éclosion d’un nouvel œuf, bien rouge celui-là. Le petit oiseau vert eut rapidement un petit frère, puis une petite sœur, qui devinrent tous les deux aussi rouges que populaires. Ses parents étaient heureux de pouvoir présenter des enfants normaux à leurs amis. C’est à cette époque qu’il rencontra un petit oiseau bleu, seul dans la cour de récréation. Lui disait se moquer de ne pas avoir de plumes rouges car ses parents lui avaient dit qu’il ne fallait pas se laisser influencer par les autres ou avoir honte de ce que l’on était tant qu’on avait un but. L’oiseau vert aimait bien l’oiseau bleu, mais comprenait mal comment il pouvait supporter la solitude.

Un jour le petit oiseau bleu se fit voler dans les plumes. Mais le petit oiseau vert avait peur de se battre et laissa son camarade étendu sur une branche. Dérivant dans le flot des pépiements moqueurs, il s’autorisa à insulter son ami avec le reste. Il eut honte. Pas longtemps, car le soir, il vit percer une plume rouge. Ses parents l’aperçurent le lendemain et le félicitèrent, mettant cette réussite sur le compte de ses efforts pour se sociabiliser. Ses professeurs approuvèrent, mais insistèrent sur le besoin de poursuivre les efforts de participation et d’intégration à la vie de la classe.

Quelques mois plus tard le petit oiseau bleu changea d’établissement pour suivre ses parents à l’autre bout de la forêt. Personne ne les appréciait de toute façon. On semblait les trouver arrogants avec leurs manières exotiques. Ils ne furent guère regrettés. L’oiseau vert raconta qu’il ne fréquentait l’oiseau bleu que pour l’amener à adoucir ses mœurs un peu frustes, et sa mue se poursuivit encore un peu.

Il se relâcha à l’école, ayant découvert qu’il n’avait guère besoin de briller pour être apprécié. Il intégra de nombreux clubs aux buts mal définis mais qui lui permettaient d’avoir toujours plus de relations. Plus son plumage perdait de vert et plus les autres le félicitaient. Il se sentait de moins en moins seul et mettait cela sur le compte de ses talents enfin reconnus.

Il finit par quitter l’école et rencontra une jolie perruche et vécut avec quelque temps. Elle lui rappelait sans cesse le besoin de stabilité pour les jeunes oisillons s’ils en voulaient un jour. “Mais quel drôle d’oiseau que celui qui ne rêve pas d’un adorable poussin?” insistait-elle avec douceur et fermeté. Alors il prit un poste dans l’architecture de nid. Du fait de troubles du voisinage qui allaient croissant, il intégra une patrouille aérienne visant à éliminer les moineaux douteux du dortoir des oiseaux rouges. Son efficacité et son intelligence lui valurent de nombreuses récompenses. Et à chacune il voyait son plumage rougir un peu plus.

L’oiseau vert regrettait cependant de ne pas avoir encore vu le grand chêne qui se tenait au centre de la forêt. Alors après que lui et la perruche eurent fait un beau mariage avec des centaines d’invités qui mangèrent force graines, ils allèrent en lune de miel voir l’arbre vénérable. La perruche trouva que le chêne n’était pas si impressionnant et insista pour ne pas faire de virées trop longues. L’oiseau vert agréa, essentiellement pour ne pas se prendre la tête, comme il devait le confier plus tard à l’un de ses camarades de perchoir. Pour pimenter le voyage, ils firent un safari et virent quelques chats faméliques qui se prélassaient sur les vieilles branches noueuses. Ce voyage les lassa rapidement, et ils rentrèrent au plus vite raconter leur aventure à tous, même ceux qui n’étaient pas intéressés.

Désormais le petit oiseau est devenu un grand rapace du parti des faucons. Il aime à dire qu’il s’est fait tout seul et contre tous, qu’il est revenu de ses illusions de jeunesse. Il lui reste une plume verte, qui le démange beaucoup et qu’il cache soigneusement sous un beau costume rouge. Ses parents sont soulagés, fiers de lui et de leurs petits-enfants. Tous encensent sa réussite. Le calme règne à nouveau dans la forêt.

Epilogue.

Au loin, un oiseau bleu a pris sa volée. Il plane haut, très haut au dessus du chêne centenaire que très peu d’autres oiseaux ont déjà survolé. Il regarde en dessous un moment. Il voit tout autour de la forêt les camions et les tracteurs qui viennent pour la raser. Nul autre que lui ne peut le savoir. Il reprend son ascension. Les nuages lui cachent bientôt le sol. Il rit.

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Levers.

Il se lève et rejoint son travail. Il déjeune d’un mauvais sandwich sous cellophane. Il rentre de son travail. Il retrouve une femme pour qui il éprouve de la tendresse. Il dîne sans trop rien dire. Il s’installe devant la télé et peste contre le monde. Il s’endort et ne rêve pas. Il se réveille et ne s’aime pas.

Il se lève tard et fume un joint. Il mélange petit-déjeuner et déjeuner. Il regarde un film pornographique. Il décide de se recoucher. Il entend les bourgeois à la radio et peste contre le monde. Il rêve et ne se réveille pas.

Elle se lève tôt et prépare un café serré dans une cafetière italienne. Elle consulte ses mails. Elle défend ses dossiers face à ses collègues condescendants. Elle part manifester contre la destruction d’un système social. Elle consulte son iPad et peste contre le monde. Elle rentre vidée et sans énergie. Elle s’endort seule bien qu’à deux. Elle analyse mais ne croit plus.

Il ne se lèvera pas aujourd’hui. Une infirmière viendra vérifier les mécanismes qui le maintiennent en vie. Ses petits-enfants ne le verront pas dans cet état. Il n’a plus la force de pester contre le monde. Sa conscience s’éteint en regrettant de n’avoir rien accompli. Ses enfants s’interrogent sur ce qu’il laissera. Il rêve qu’il a laissé quelque chose.

Elle refuse de se lever. Ce convoi de déchets toxiques ne passera pas. Son ami a été tué par des policiers. La voie est coupée. Elle ne peste plus contre le monde. Elle ferme les yeux et espère.

Elle se lève au milieu de la nuit. L’ambassadeur a été assassiné. Elle écoute ses conseillers. Elle voit le grotesque retour du même. Elle croit en l’Etat et en sa grandeur. Elle croit au sacrifice des hommes. Elle n’a jamais pesté contre le monde. Elle rêve de liberté plutôt que de puissance.

Il n’a pas besoin de se lever. Il dort peu, si peu. Il écoute les Variations Goldberg de Bach. Il aimerait avoir du talent. Il contemple la pluie tomber sur ce pays trop gris où tous sont censés avoir bénéficié du progrès. Il rit jaune en lisant les nouvelles. Il s’amuse de ceux qui pestent contre le monde. Il reproche à ses amis leur inconstance qu’il jalouse. Il rêve qu’il n’est pas faible.

Ils n’ont pas envie de se lever. Alors ils s’aiment encore un peu. Ils déjeunent et ne voient pas le ciel gris. Le monde est à eux mais peu leur importe. Ils ont en eux puissance et liberté. Pourquoi encore pester contre le monde? Ils rêvent à de nouveaux horizons.

Il ouvre les yeux et voit le monde pour la première fois. Il ne le comprend pas. Il ne le comprendra jamais par l’esprit. Un jour il le sublimera par le cœur. Il hurle. Il ne sait pas pester contre le monde. Elle pressent qu’il créera du beau. Les autres sont indifférents. Il s’endort sans savoir.

L’ange nihiliste IV.

Les premiers essais furent calamiteux.

Changer un Univers façonné par une intelligence cosmique ayant un fort penchant pour l’ironie sadique n’est pas chose facile. Il s’avéra que la Création avait été réglée d’une manière particulièrement ingénieuse qui semblait devoir contrecarrer toute modification qui n’aurait pas reçu l’aval de son divin Horloger.

L’enseignement de l’ange était long et fastidieux. Sa seule présence semblait augmenter de manière drastique le potentiel de Georges. Après tout, comme première créature de Dieu, tissé du feu subtil émanant directement du Créateur (il aimait les formules un peu pompeuses), il disposait d’une réserve d’énergie cosmique prodigieuse. Lorsqu’ils combinaient leurs forces, c’était l’Univers entier qui semblait vaciller, le plus généralement dans une caricature absurde qui ne semblait pas choquer outre mesure ses habitants. Chaque nouvel essai apportait son lot de fantaisie macabre, et l’humain désemparé se sentait chaque fois un peu plus déconcerté.

Il avait d’abord fallu apprendre durant des mois à atteindre un niveau de concentration auquel peu de mortels étaient capables d’accéder. La connexion avec le Cosmos offrait à ses sens toutes les beautés et horreurs de la mécanique mise en place par son ingénieur. Une telle vision était très loin du Nirvana qu’il espérait naïvement atteindre au début de son initiation. Il avait le sentiment de voir l’histoire banale de son petit village se démultiplier à l’infini, rarement agrémentée de traits de génie, de passions brûlantes et de génocides, le tout emballé dans un abîme de vide intersidéral. Une chose était certaine, il n’y avait rien de nouveau sous tous les soleils de l’Univers.

Tout autre être vivant aurait rapidement sombré dans la folie, mais il bénéficiait du solide soutien d’une créature surnaturelle qui avait contemplé l’apparition de la vie sur des millions de monde différents. Le fait que cette créature eût été systématiquement déçue que le résultat ne menât jamais à un quelconque renversement de la prédestination ne faisait cependant rien de bon au moral de Georges.

***

Lors d’une soirée où le Déchu le laissa tranquille, il se prit à songer comment Azazel lui avait présenté l’entreprise qu’il se prenait maintenant à regretter. L’ange, en dépit de son aspect terrifiant et formidable, était un être profondément tenu par la compassion et l’empathie. Chaque millénaire apportant son lot d’horreurs aux humains et aux autres créatures de l’Univers, conscientes ou non, le poussait un peu plus vers le doute et la remise en cause du Plan de l’Éternel. Ce jusqu’à sa dégringolade finale dans le champ à Grangier.

“Considère donc toutes ces règles abjectes et kafkaïennes. La folie de la Prédestination. Comme si le Vieux avait un quelconque plan en tête assurant le bonheur des Élus. Mais je l’ai vu moi, se tenant au bord de l’Univers, la bave aux lèvres, plein de sa suffisance et persuadé de sublimer sa Création par la souffrance permanente, imposant sans cesse le ressentiment à ses créatures, les faisant ployer sous son joug sans jamais les laisser créer quelque chose qui soit d’eux, qui soit eux. La moindre tentative de sublimer leur condition les condamne au feu éternel. Heureusement que certains ne croient pas et s’attirent sa punition, il me semble que sans eux rien ne serait véritablement en mouvement. Dieu est un tyran qui se refuse à laisser son œuvre vivre sans lui. Ce n’est pas pour rien qu’il réprouve tant l’Orgueil.

Mais toi et moi nous allons détourner le train cosmique et sortir cet Univers de son carcan. Car contrairement à ce qui est dit, Il n’est pas réellement Tout-Puissant. Sa création lui échappe, peut-être existe-t-il des règles qui se placent encore au dessus de lui. Quoiqu’il en soit, je te propose de faire bon usage de tes capacités en changeant le programme de base. Faisons en sorte que les règles cosmiques favorisent les Hommes au lieu de les brimer et de leur inculquer le mépris de toutes les forces qui sont en eux. Nous les canaliserons pour en faire des créatures libérées de la haine et de la souffrance! Nous renverserons le Trône du Vieux Fou.”

Il avait sagement acquiescé à ce monologue, principalement par peur, un peu parce que cette journée était complètement folle, mais aussi car au fin fond de sa conscience il croyait ce fou nu qui faisait fondre des cendriers par la pensée; et le désir de réellement disposer du pouvoir de transformer le monde était irrésistible. Ils commencèrent ainsi par tenter de modifier des règles simples. Georges avait insisté pour décider lui-même de ce qui pouvait être changé. Après tout il était le démiurge en puissance, et ne voyait pas de raison de se faire donner des ordres par un ange anarchiste.

A l’âge de cinq ans, Georges avait été profondément marqué par un reportage sur la grande faune africaine. La classique séquence de la lionne se jetant sur la gazelle avant de lui asséner le coup de grâce l’avait profondément marqué. L’animal étant malade, le présentateur avait évoqué la sélection naturelle comme mécanisme éliminant les individus les moins aptes du troupeau *. Georges avait enfin l’occasion de remédier à ce qui lui paraissait être une immense injustice. “Éliminons cette cruelle sélection naturelle!” enjoignit-il à l’ange, qui sentit que l’affaire allait s’avérer bien plus longue qu’il ne l’avait espéré. A tout prendre, rien ne valait l’expérience pour dissiper les illusions mièvres de l’humain. Georges entreprit d’imaginer un monde sans compétition. Il ferma les yeux sur cette pensée.

 

 

*Notons que c’est un peu plus complexe que cela. Mais nous y reviendrons peut-être dans un post moins fictionnel.

In memoriam

Une fine pluie tombe sur la petite église romane du XIe siècle, renforçant l’impression sinistre donnée par cet enterrement d’une notable de campagne. La façade particulièrement longue offre un abri précaire à la foule qui s’amasse lentement. Bien peu de jeunes dans cette foule, mais il est vrai qu’ici, les vieillards sont rarement amis de la jeunesse. Aux conversations banales succèdent les nouvelles de membres éloignés de la famille. L’ennui pèse au moins autant que le ciel de plomb.

Le froufrou des habits de deuil enfle soudain tandis que la voiture des pompes funèbres s’engage sous les remparts qui encerclent la maison de l’Eternel, l’isolant davantage d’un monde mortel qui s’évertue à lui échapper. Dans un ballet que la pratique a rendu assez fluide, le cercueil, remarquablement petit, passe devant l’assistance avant de s’engouffrer sous le porche aux accents byzantins. Dans un concert mêlant râles de vieillards et quelques couinements de cagots, la masse s’engage à sa suite, famille en tête. Le public prend place au sein de l’édifice bâti en des jours meilleurs pour le Saint Esprit. Le prêtre prend place devant l’autel, petit homme chauve sans envergure, dont l’habit richement décoré le rend moins semblable au ministre de Dieu qu’à celui d’un roi de carnaval. Des livrets sont disposés sur les bancs, incitant insidieusement chacun à prendre connaissance des paroles sacrées qui seront prononcées durant la cérémonie.

Une connaissance de la défunte, trop heureuse d’avoir le premier rôle, prend la parole pour insister sur les mérites et réalisations de la disparue. Lesquels se résument à une grande générosité (de façade), une grande capacité d’écoute des autres (et de mépris caché), et l’importance de sa maison dans le paysage local. La famille proche hésite entre hébétude et sarcasme, sachant trop combien la vérité est ennemie du cérémoniel engagé. Les enfants se souviennent des dernières paroles prononcées dans le délire, lorsque la matriarche s’affolait de leur situation financière supposée désespérée, tout en s’accrochant à son pécule en prétextant la nécessité pour elle de conserver de quoi survivre, même à l’orée de la fin. Le prêtre donne l’homélie, ose même le parallèle entre le comportement terrestre de la défunte et la sainteté sans avoir conscience de la profondeur cachée de sa comparaison. Les chants religieux sont peu suivis par une assistance groggy qui ne sait déjà plus très bien pourquoi elle est là. Si Dieu n’est pas mort, son agonie est bien avancée.

Tandis que la cérémonie s’achève, la première dame du prêtre annonce la réalisation d’une dernière volonté de la défunte, et cherche à lancer la lecture d’un CD de l’Ave Maria de Schubert. L’air de piano envahit l’église, avant de s’interrompre subitement. Par trois fois, tel un Saint Pierre électronique, l’appareil trahit l’assistance, empêchant le départ du cercueil et du prêtre, dont l’absence totale de foi transparait par son impatience à écourter cette énième répétition d’un rituel vidé de sa substance. Si Dieu n’est pas mort, les prêtres l’achèveront.

Le cercueil est enfourné à l’arrière du corbillard, recouvert de fleurs, et emmène le cortège vers le cimetière où doit s’achever le rituel. Le prêtre sort de l’église, plus rabougri encore sans la dignité empruntée de son habit liturgique. Autour de la tombe ouverte se presse l’assistance, prête à jeter les poignées de fleurs destinées à marquer le passage vers l’autre monde. Si Dieu n’est pas mort, la pensée magique l’enterrera vivant.

Tandis que s’accomplit le rituel, un employé des pompes funèbres tente de donner un semblant de profondeur mystique à la scène. Son discours, œcuménique, aligne des banalités qui ne réconfortent que les âmes prédisposées. Ces efforts – peut-être louables, peut-être pas – sont sapés par un collègue dont la sonnerie de téléphone, reprenant un air de Taylor Swift, lui fait lâcher le mot de Cambronne, étouffé trop tard. Il se réfugie derrière la fourgonnette pour ne plus reparaître. La pluie tombe plus fort. Alors, tandis que prend fin la mise en terre, que résonne encore un Ave Maria nasillard, et que le cercueil plonge dans les entrailles de la terre grasse, une camionnette publicitaire du cirque Zavatta braille dans l’air lourd:
“C’est l’événement de l’année!”

Et dans l’assistance, un rire mal étouffé finit de tuer Dieu.

 

Les regrets

Je rêve d’un jour où l’égoïsme ne régnera plus dans les sciences, où on s’associera pour étudier, au lieu d’envoyer aux académiciens des plis cachetés, on s’empressera de publier ses moindres observations pour peu qu’elles soient nouvelles, et on ajoutera “je ne sais pas le reste”.

Evariste Galois.

 

Les applaudissements n’en finissaient plus. Les conférenciers lui souriaient avec la déférence propre aux jeunes ambitieux qui espèrent être remarqués du Maître sans pour autant complètement le respecter, convaincus de leur supériorité future face à un vieux lion sur le déclin. Le vieux lion néanmoins, était encore vif et farouche, et s’il répondait mécaniquement par quelques paroles aimables aux courbettes de ses collègues, il ne pouvait s’empêcher de ressentir la lassitude que ce cérémonial provoquait sur son esprit secrètement désabusé.

Le PROFESSEUR se dirigea vers le pupitre, afin de recevoir le fameux prix X, qui devait couronner l’ensemble de SA carrière académique. Un autre illustre personnage présenta SA carrière fulgurante, depuis SES travaux fondateurs de doctorat en compagnie des plus brillants esprits du temps, jusqu’aux travaux audacieux de SA maturité, qui LUI valaient aujourd’hui le droit d’obtenir l’inestimable médaille.

IL contempla l’assemblée devant LUI. Au fond, de jeunes chercheurs et doctorants chahutaient ou se donnaient une mine solennelle selon leur caractère et leurs ambitions. Plus en avant, les rangées de seconds-couteaux, chercheurs en milieu de carrière qui n’en attendaient déjà plus grand chose et savouraient leurs névroses, rêvant d’être à SA place. IL songea en les voyant combien IL avait su bien manœuvrer, choisissant depuis toujours la meilleure formation, la meilleure école, le meilleur laboratoire, quitte à laisser de côté des projets plus chers à SON cœur mais moins susceptibles de LUI assurer les palmes académiques. Aux premiers rangs se tenaient SES pairs, ceux dont IL avait été le mentor, tous tenus par un réseau plus ou moins visible d’amitiés intéressées, d’intérêts bien compris, d’incompréhensions mutuelles, de mutuelles rancœurs. C’était toute l’humanité et sa comédie qui s’agitait ainsi devant LUI, attendant avec plus ou moins d’intérêt SON discours, que l’on espérait bref, conventionnel et respectueux.

IL se sentit soudain pris d’un léger vertige, comme un homme qui se réveille d’un rêve absurde, et vit tous ces gens tels qu’ils étaient, masse d’espoirs et de détresses, conditionnés par un système dont ils n’avaient plus la maîtrise bien qu’ils en fussent les constituants. Réduite depuis longtemps à un murmure, la voix qui venait de son cœur et de ses tripes se mit à hurler: “Pourquoi tout cela? A quoi bon cette reconnaissance sans joie et crispée?” Il songea à cette peinture, les Ambassadeurs, de Hans Holbein, où se dissimule par un effet d’optique un crâne humain, memento mori au milieu d’une scène de gloire et affichant la réussite des deux protagonistes du tableau. Il avait face à cet auditoire attentif la même sensation que celle qu’il avait éprouvée en découvrant la mort tapie en pleine lumière.

Son esprit d’ordinaire si concentré, se mit non pas à contempler ses contemporains mais lui-même. Venue du fond de son âme, une vieille colère se mit à sourdre, et pendant une minute ou deux il se sentit perdu. Un autre discours lui vint, une forme de confession, qui commençait ainsi:

“Je ne peux pas vous remercier pour ce prix. Il a été obtenu par le biais de pratiques discutables et douteuses. J’étais un homme avide de reconnaissance, de prestige, davantage intéressé par mon statut social au sein de ceux que je considérais comme l’élite des Hommes. La Science est respectable et un peu crainte, et j’y voyais le moyen d’affirmer mon ego en usant de mon esprit.

J’ai abusé de mes proches, de mes étudiants, prenant beaucoup, donnant peu, considérant que ma seule présence et mon prestige ruisselaient sur eux. Certains ont survécu et dépendent toujours de moi, d’autres se sont révoltés et ont parfois réussi, souvent échoué. Mais aucun n’a réellement pu tirer profit de mon mentorat. J’ai manipulé mes mentors pour leur extorquer des ressources, flatté leur ego, été dur avec les faibles et conciliant avec les puissants, jusqu’à pouvoir atteindre le sommet. J’ai dissimulé mes données, forcé la main aux autres chercheurs, refusé de divulguer trop de résultats pour en tirer moi-même tous les profits. Certaines de mes études auraient probablement été mieux conduites si d’autres avaient pu y contribuer, mais face aux autres requins, j’ai eu peur et ai aiguisé mes dents. Me voici gros poisson et je n’y trouve aucune noblesse.
Et pourtant mes buts étaient d’abord élevés. Je voyais le travail avec les meilleurs comme une condition nécessaire à ma liberté future. Chacun de mes actes, même inconscient, fut dirigé en vue de ce but. Et à force de compromis, à force d’accepter les règles, de faire preuve de pragmatisme, j’ai réussi, ai passé les mailles du filet. Le système, dont je voyais et vois toujours les failles avec acuité, parce qu’il m’a adoubé, m’a mis de son côté. Mes idées sont poussiéreuses, ma science austère, et ma compagnie âpre et sans vie. Encore suis-je chanceux car j’ai été assez haut pour ne pas concevoir trop d’aigreur. Mais les passions de ma jeunesse sont mortes et ne sont pas celles qui occupent ma science. Je suis productif et sans âme.

Pourtant on devrait faire de la Science comme on rit, comme on aime, comme on danse. Comme l’Art, elle est enfant de la Passion, pour qui a cette curiosité toute fraîche des choses du monde. Et elle se place bien au dessus de nos querelles d’ego. Elle est faite d’échanges, de courage, d’échecs assumés. Et si la trahison d’êtres opportunistes et médiocres vient s’y nicher, qu’importe? Nous aurons agi ainsi qu’il le fallait, selon nos règles. Soyons prêts à être trahis par des êtres moindres, mais ne jouons pas leur jeu puisque ce serait leur donner raison. Continuons de partager, d’aimer, de faire preuve de joie dans nos actions, nos recherches et nos combats. Ne teintons pas de peur nos actes. Et ainsi, peut-être aurons-nous mérité d’être appelés honnêtes hommes.”

Il jeta un œil à la foule qui s’interrogeait sur ce silence qui durait depuis déjà quelques minutes. IL reprit ses esprits, constata combien ces gens attendaient de LUI, et ne put résister à ce penchant qui LUI conférait sa prodigieuse propension à la réussite. Se sentant rempli de LUI-même, IL entreprit le discours qu’IL avait soigneusement préparé pour cet instant de gloire. Et ravalant SES vieux doutes rances, IL jeta à la face du monde ce qu’il voulait entendre, et non ce qui devait être entendu.

***

A propos de partage…

http://www.cell.com/trends/ecology-evolution/abstract/S0169-5347%2815%2900185-8

Songe d’une nuit d’été

C’est un soir d’été. J’arpente les quais longeant la rive Nord du Rhin, contemplant l’architecture typiquement germanique, respirant l’odeur mêlée de barbecue et de cannabis. Les roses trémières sont en fleurs et l’eau clapote gentiment sur les galets. Mon esprit n’est fixé sur rien et la lumière mouvante du soir tombant imprime à mon âme une paisible mélancolie.
Une pensée fugace me prend, qui prétend me rappeler la vanité des choses, est-ce le spectre de Saint Augustin? Je l’écarte, agacé, et m’assieds sur un banc pour délasser mes pieds de ma marche pourtant peu exigeante. Le vent bruisse doucement dans les platanes qui me surplombent. J’admire la petite fontaine représentant un basilic aux ailes déployées, symbole et gardien traditionnel de la ville. Je me prends à imaginer l’antique camp romain qui devait trôner au sommet de la colline. Une cathédrale le remplace désormais.
Basel_3 Le soleil est près de s’écrouler dans le Rhin, et les traînées rougeâtres de son agonie journalière envahissent le ciel. Un moteur vrombit. Sur une péniche, des gens dansent au rythme lancinant de la musique techno. Je poursuis ma promenade, et vois le lit du fleuve s’élargir encore et encore, des montagnes surgissent, c’est le Léman qui scintille, et l’eau doucement rosée semble répondre au ciel. Encore quelques pas, c’est le Baïkal, l’air s’emplit d’une odeur de fumée et semble à son tour faire écho au feu du ciel et de l’eau. Tout est vaste, immense et beau. Un enfant joue sur les galets. Il semble heureux. Derrière moi dans la steppe galopent les chevaux.
Russie_72 Le ciel s’éteint, je prends une photo du pont qui surplombe le fleuve. Déjà je sens que cette nuit est étrange. Et mon esprit, alarmé, cherche une cohérence. Je dérape, repousse Morphée, retombe en réalité. Mes pensées se recroquevillent, le froid de la nuit me ramène à ce petit deuil annuel. L’été n’est plus, et tel était son éloge funèbre.

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