Prolixité

Un soir que je buvais, pathétique ambitieux,
Je me pris à rêver — logique élan nocturne !
D’un monde sans faconde, aimable aux taciturnes.
La faute à un flacon, un Porto délicieux.

Imagine ma sœur, et émerveille-toi !
Que ce globe enchanté soudainement se taise,
Et c’est un chœur d’atones qui soupire d’aise !
Le silence enfin fait calmerait nos effrois.

Nous sommes loin du rêve et j’y aspire en vain.
D’abord vint le Verbe, voici venir la fin,
Mais il ne faiblit point ; la rumeur croît, avide !

C’est une diarrhée, enrobée dans un beau style,
Qui de nos corruptions se fait l’écho putride,
Antique antienne aux enfants et rêveurs hostile.

 

Missive électronique III

Missive II

Correspondance

 

Lettre III (les traditions se perdent).

Yann à Isabelle

A Sydney.

Tu évoques la nécessité de la souplesse morale. Je ne peux que me ranger à ton sage avis, que j’ai d’ailleurs suivi il y a peu. Vendredi dernier, je me suis levé du pied gauche. C’était fort regrettable, puisqu’il s’agit tout de même du premier jour du week-end chez les mahométans, et que je n’en profitais guère.
J’étais pénétré de cette colère lasse qu’une consultation trop fréquente des réseaux sociaux et un manque d’air frais suscitent dans les esprits nerveux. La moindre broutille tournait à l’obsession, de vagues regrets devenaient drames cornéliens ; et la litanie de musiques, messages et manifestes, lus et entendus sur tous les supports que le monde moderne met à notre disposition, se muait en mélancolie bougonne.
Petit-déjeuner d’adieux en l’honneur de charmants collègues quittant les terres arabes, dîner avec une collègue germanophone pour maintenir mon allemand, musique… Rien n’y faisait, mon esprit revenait à ces sombres dispositions. Lisant les actualités, songeant aux réflexions et décisions de mon entourage proche et moins proche, je me butais. Je refusais de comprendre des choix étrangers non seulement à ma personnalité, mais aussi à ma personne (ce qui est la plus sûre voie vers l’arrogance). En somme, je n’acceptais pas que l’on ne puisse se plier à ma Vérité. Je me sentais légitime et voué à décider pour les autres ce qui valait mieux pour eux.

J’avais donc clairement besoin de sortir et de me frotter à un peu de concret au lieu de songer à la vie d’autrui.

J’ai donc pris ma voiture, me suis perdu sur les routes bien trop larges d’Abou Dhabi, ai échoué sur une voie réservée aux camions, tourné autour d’un immense palais aussi cliquant que présidentiel. Mon objectif était le désert.

Quiconque penserait qu’un émirat arabe doit être le lieu idéal pour s’évader rapidement des villes pour trouver une nature indomptée et aride se tromperait lourdement. Les voies rapides sont bordées de pelouses et d’arbres verdoyants. Le désert est irrigué, pollué, traversé de barrières métalliques et parsemé d’étranges fermes et oasis artificielles. Sur le bord des routes intérieures, loin de la vue de la plupart des touristes, des baraquements de travailleurs sont flanqués d’immenses piles de sacs poubelles.
Il faut donc insister un peu. Après une heure de route, on trouve un chemin non goudronné d’une quinzaine de kilomètres dont la fonction est de desservir un complexe hôtelier du nom d’Arabian Nights. Alors, les barrières disparaissent enfin, et on peut joyeusement laisser déraper sa voiture dans les flaques de sable qui parsèment la voie. Les dunes de sable orangées sont parsemées de ghafs (Prosopis cineraria), arbres dont les racines peuvent atteindre trente mètres de profondeur pour pomper les aquifères souterrains. Quelques chameaux passent tranquillement en caravanes et laissent sans vergogne des crottes sécher au soleil. Là, on peut laisser la voiture derrière soi et laisser ses empreintes dans le sable vierge, tout en se dirigeant vers quelques arbres bordant les dunes.
Le plus frappant, c’est peut-être le silence, absolu, troublé uniquement par ma propre respiration. La lumière est dure, et confère au lieu cet étrange sentiment d’éternité, ou plutôt d’intemporalité, qui tout à la fois apaise l’âme et l’effraie ; ainsi que ces vieux temples dont les dieux et les statues tombent en oubli et en miettes. Et au milieu de ce silence et d’un bosquet d’halophytes, un chip presque inaudible. Un traquet du désert que j’eus le bonheur de pouvoir pourchasser et photographier. Je restai bien trois-quarts d’heures là, à peine protégé du soleil par l’ombre du Ghaf, à contempler les jeux de la très légère brise sur le sable. Mes courbatures morales et ma morosité n’existaient simplement plus. Tout était à sa juste place.
Je ne sais pas ce que l’entité que tu mentionnais faisait de sa vie d’entité, mais elle ne devait pas être bien loin.
Voilà qui vaut bien une religion tu me diras. Néanmoins je reste méfiant quand à celle-ci et sa propension au prosélytisme quand elle est dite “organisée”. Lorsqu’on se trouve une médecine, on est trop souvent tenté de l’imposer aux autres. Du moins c’est une des tendances négatives de mon caractère, et je la crois commune.
Mais cette médecine contemplative me semble infiniment plus saine que ce que les raisonnements les plus jésuitiques peuvent produire. Elle paraît plus vivante. Et ne s’impose qu’à soi-même.

En guise de note de fin, sache que nous fûmes persifleurs. La conférence Islam et Évolution a suscité un grand intérêt parmi les auditeurs émiratis, et il est dit que des classes entières pourraient bientôt venir d’une autre Université pour assister à des cours sur l’évolution. Jusqu’aux étoiles par des voies ardues…

J’ai hâte de lire le portrait détaillé des caractères que tu rencontras en ton séjour austral.

Bien à toi,

D’Abou Dhabi
Le 8 octobre 2017.

 

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Lettre I

Lettre I
Yann à Isabelle

A Sydney.

Voilà maintenant un peu plus de trois semaines que j’ai retrouvé les terres arides de la péninsule arabique, et la chaleur commence à peine à refluer sous le niveau des quarante degrés. Combien étrange est ce pays où les cieux semblent si insensibles que leur moindre pleur est accueilli avec stupéfaction. La chaleur est si intense que même les récifs de corail, pourtant supposés être des plus résistants à ces manifestations thermiques, blanchissent et dépérissent. Comme toute évasion des immeubles réfrigérés semble plus proche de la visite d’un calorifère en marche qu’à une innocente promenade, c’est à peine si les gens marchent à l’air libre. Sans compter que les distances entre lieux de détente et d’habitation requièrent l’usage massif des véhicules motorisés ; et en l’absence d’un système de transports en commun digne de ce nom, ce sont des armées de taxis qui transhument régulièrement. Comme biologiste de l’évolution, j’en viens d’ailleurs à craindre qu’il n’y ait plus très loin de la situation actuelle à la disparition totale des membres inférieurs. Une alternative serait peut-être une division de la fonction de locomotion entre différentes castes de travailleurs, les uns portant les autres sur leur dos. Je parierais sur une transformation des populations immigrées du sous-continent en propulseurs motorisés, tandis que les occidentaux muteraient en rémoras. J’y reviendrai dans une prochaine lettre.
Pour le reste, la vie suit son cours paisiblement, entre travail et loisirs. J’ai récemment assisté à un conférence sur Islam et Évolution darwinienne. Il est toujours fascinant de voir un homme, dont tout indique qu’il sait raisonner par ailleurs, tenter désespérément de résoudre un problème qui ne devrait pas en être un, citant moult sourates pour en tirer une interprétation cohérente avec les travaux de Darwin et de ses successeurs. Une collègue, visiblement perplexe, ne put s’empêcher de remarquer que si la religion se contente de proposer pourquoi et que la science cherche à décrire comment, il ne devrait guère y avoir d’incompatibilité, chacun s’occupant de ses oignons. Rendre à César et à Dieu leurs dus respectifs en somme. Je serais tenté de développer la chose en termes plus acrimonieux, mais ce serait peu judicieux en ces terres orientales où chaque mot se doit d’être soigneusement pesé.
La religion est une chose fascinante. Bien sûr, ce sont là des questions que notre beau pays de France ne risque pas d’avoir à poser tant les Lumières qui y brillent sont le phare guidant les Hommes vers un avenir radieux. N’est-ce pas ?

Adieu ma chère sœur ! Je t’assure de mes sentiments fraternels. Puisses-tu me conter tes aventures en ces terres australes où tu résides désormais.

D’Abou Dhabi

Le 23 septembre 2017.

Notes de voyage. Une élection en France.

C’est au bord d’une route de Saint-Nazaire, plus précisément sur le boulevard Paul Leferme, en laissant le Cinéville sur la gauche et l’immense blockhaus sur la droite. Là, on tombe sur l’usine Cargill, vaste ensemble de cuves grises planté là comme un étrange monument à la gloire du pétrole. Le complexe paraît sinistre ; mais sur l’un des murs d’enceinte a été peinte une frise maladroite, naïve, qui a néanmoins le mérite de tenter de diluer la laideur évidente de l’endroit en le mêlant à une scène champêtre plus colorée qu’un Arlequin.

20170504_174509 Revenant de promenade, ce jour de mai, je vis s’étaler en face un panneau publicitaire prêt à matraquer toute personne sortant de l’usine. S’y affichait une publicité pour une enseigne de pizzas à emporter vantant le bas prix d’un disque assez couvert de viande et de graisse pour être qualifié de pure abomination démoniaque par n’importe quelle artère soucieuse de sa lumière.

Je ne peux m’empêcher d’avoir de la sympathie pour cette fresque. Je n’en connais ni le commanditaire, ni le peintre, et encore moins leurs intentions. Pour moi elle illustre le besoin de conserver un peu d’enthousiasme dans un contexte par ailleurs morose. Peut-être est-ce lié à ma bienveillance pour les goélands depuis ma lecture de Jonathan Livingstone. L’affiche publicitaire en revanche me rappelle combien le cynisme sait exploiter la résignation et la lassitude. Allez, achetez, c’est mangeable, pas cher et le goût en est calibré par contrat ! Qui a le temps pour vraiment cuisiner ? Laissez-vous aller au plaisir de l’uniformité, de la sûreté, de la certitude.

Oh bien sûr, on pourrait y voir une simple protestation anticapitaliste de mauvaise foi. Ce qui serait un comble quand on songe au nom de l’auteur de ces lignes, et un tantinet hypocrite quand on connait son train de vie. Après tout, elles ne sont pas si pourries ces pizzas Domino’s. On y cède tous, et des gens charmants travaillent pour cette entreprise.

Mais lorsque j’ai vu cette fresque, cette affiche publicitaire, mon pays natal se trouvait au milieu d’une élection. J’étais par ailleurs tout juste revenu d’un concours de maître de conférences qui m’avait remis au contact du monde académique français. Quelque peu ébranlé par ce soudain retour aux vieilles rengaines, j’étais mûr pour faire des correspondances, projeter ces événements encore frais sur quelque élément marquant de mon environnement.

En temps normal je vis aux Émirats Arabes Unis, contrée riche en pétrole et divers mercenaires. L’avantage de vivre dans un pays étranger, qui plus est une fédération de monarchies autoritaires, est que l’on peut facilement contraster des discours extrêmement divergents quant à l’état du monde. On peut directement sentir les biais, on adopte une autre perspective. Cette élection était semblable à la publicité pour les pizzas. Choisissez la solution simple, nette, évidente, de bon sens.

Déambulant près d’un kiosque à journaux après le second tour, j’eus un court instant la vision des despotes émiratis plus ou moins éclairés, dont les portraits s’affichent à longueur de journée et d’autoroute dans ce carré de désert qu’Allah oignit des saintes huiles de roche. Le temps que dura mon séjour, je pus assister à la victoire écrasante de la com’ et d’une certaine forme de propagande pas tout à fait volontaire que n’aurait pas reniée Huxley. Les grenouilles se lassent, et un roi leur est envoyé. Il est précédé d’un emballement dont nous devenons coutumiers, trompettes et tambours, Twitter et Le Monde ; tous voient émerger un jeune homme brillant et plein d’aspirations, semblant vaincre tout obstacle, les éliminant d’autant plus facilement que la fascination qu’il inspire lui donne de l’élan, une visibilité, de la force de frappe.

Et quand on examine un peu en détail ce charmant garçon, énarque, dont la vie pourrait se découper selon les pointillés et se colorier sans dépasser, on voit ressortir ce bon vieux pragmatisme, qui bien souvent n’est que le cynisme sous une peau de mouton. Et surtout on voit la défaite de l’enthousiasme.

Tous ces gens en colère, Macronistes contre Insoumis, chercheurs contre administrateurs, parents contre enfants, hommes contre hommes ; tous cherchent néanmoins un étendard, quelque chose qui les anime !

Non. Ce que l’on pourrait prendre pour un frémissement, cette tension, la voici qui retombe alors que le résultat d’élection paraît. Voilà ces gens désormais désabusés ou indifférents, et chacun ce soir là reprend la dégustation de son verre de vin au bord du Rhône tandis que la fraîcheur du soir couvre les épaules des femmes. Peut-être ont-ils raison. Tout cela n’était qu’une distraction.

Mais la politique n’est pas tout, non ! Cette défaite s’insinue partout. La bête infâme du pragmatisme nous intoxique tous. Elle est en nous, dans toutes nos arrogances, tous nos rêves de Rastignac. Elle gît, molle et alanguie, dans les prétentions qui nous dictent des devoirs, nous assignent des directions, nous font oublier nos désirs et ramollissent notre volonté.

Et maintenant, voyons, contemplons – mais sans pudeur – la construction qui s’offre à nos yeux, que nous nommons Société. Le Groupe. Le Respectable. La somme de ces parties qui se laissent flotter entre deux vagues coups de sang, enfants qui jouent aux adultes. Cette masse de gens qui conseillent et sermonnent, vantent la prudence et le raisonnable. Sentons combien elle est encore imprégnée de cette haine subtile qu’on aime qualifier de judéo-chrétienne, mais qui est bien plus ancienne et universelle encore, la haine de celui qui est brisé face à celui qu’il croit encore debout.

Ce n’est pas là qu’on trouvera beaucoup d’espoir. L’enthousiasme, un peu naïf certes, se dissimule, tandis que la rampante morale de ressentiment s’étale partout triomphante. Tandis que la haine et le mépris de tous contre tous diffusent au sein du système, que la négation de ce qui peut être original devient valeur cardinale, la joie de vivre se cache dans les cœurs d’amis et d’inconnus. Je l’ai trouvée durant ces quelques jours en Europe, certes timide, malmenée, rongée de doute parfois. Elle siffle avec le vent dans les promenades en famille. Elle chantonne dans le salon de vieux amis qui se retrouvent et se soutiennent. Elle luit dans la bière d’une artiste qui rit au soleil printanier. Elle pointe dans la reconnaissance envers leur guide d’un jour d’une famille américaine découvrant la cathédrale de Strasbourg.

J’aime bien cette fresque. Elle est imparfaite. Elle est plus réelle que des millions de pizzas et de présidents.

Carte postale. Dubaï.

Burj_Khalifa

 

Le Burj Khalifa, initialement baptisé Burj Dubaï, est la plus haute tour du monde. Huit-cent-vingt-neuf mètres de verre et d’acier s’élancent vers les cieux, presque blasphématoires, et viennent chatouiller les pieds d’Allah. Et comme une tour de Babil, monte de ses pieds le brouhaha d’une foule bigarrée parlant mille langages de la Création. Cette Babylone cosmopolite vous frappera par le contraste entre la magnificence et la rigidité d’un édifice colossal, et l’aspect flasque des primates qu’il domine.

Ici, on ne peut manquer d’être frappé par cette propriété curieuse de certaines sociétés humaines. Plus leurs constructions sont grandioses et plus ceux qui y vivent semblent empreints de petitesse. Plus leurs édifices sont rigides, plus leurs corps semblent apathiques. Plus leur architecture s’élance, plus leurs esprits se recroquevillent.

Servis par une armée de serveurs philippins et conduits par une horde de taxis pakistanais, vous aurez tout le loisir de vous empiffrer de plats de tous pays. Abstenez-vous néanmoins de toute consommation de spiritueux. Ceux-là sont réservés aux enceintes des restaurants.

Dans l’un de ces restaurants justement, un touriste saoudien et sa famille ergotent sur la qualité des plats libanais, laissant éclater tout leur mépris face à un serveur obséquieux. Là-bas, contemplez cette horde de jeunes adultes prenant des airs de jet-setters. Vous n’échapperez bien-entendu pas aux éternelles perches à autoportraits, menaçant de vous éborgner au gré de l’incurie de leurs détenteurs. Voyez ces hommes et femmes d’affaires glacés et impavides qui prennent l’air important tandis qu’ils consultent frénétiquement leur téléphone. Contemplez l’impolitesse de touristes ventrus méprisants, dépensiers pour leur plaisir, mais par ailleurs si radins que la possibilité même d’un pourboire au chauffeur harassé de leur taxi glisse sur leurs âmes croupies. Et si vous décidez, quittant la ville, de suivre ceux qui conduisent, admirez l’opulence et le caractère racé et agressif de leurs bolides fonçant sur des routes à deux fois trois, quatre, cinq voies.

Regardez, scrutez, prenez le temps. Ne vous laissez pas distraire par les jeux d’eau des fontaines qui périodiquement s’enclenchent et suscitent l’admiration des foules tout en entonnant des reprises de chansons italiennes. Si vous êtes assez attentifs, vous verrez au loin sur un chantier quelques ouvriers prendre une pause et fuir le soleil écrasant. Peut-être parlerez-vous à votre chauffeur. Aux pieds mêmes de la démesure, en dépit des prétentions morales de rigueur et de frugalité, vous comprendrez combien les vies des puissants et des faibles sont distinctes. Distinctes au point de ne jamais vraiment se croiser, les uns jouissant d’une oisiveté assimilée à un art de vivre, les autres ramassant les miettes plus ou moins grosses, plus ou moins appétissantes, d’un gâteau donc la seule existence ne tient qu’à des sommes d’intérêts bien compris.

Et tout près de là, insouciant et éternel, le désert attend.

Le bus

C’était une magnifique journée de printemps, le soleil perçait enfin les nuages, et l’envie me prit soudain de retrouver le parfum de l’humus et le doux bruissement des branches chargées de bourgeons et d’oiseaux unissant leurs mélodies en une claire harmonie. En somme, il était temps de faire une petite promenade dominicale après une semaine bien remplie. Aussi me décidai-je pour la Petite Camargue, proche de mon domicile, et invitai ma sœur à se joindre à moi.

La petite Camargue, dans le Haut-Rhin, est un petit coin de zone humide protégée, où les promeneurs d’Allemagne, de Suisse et de France aiment à flâner aux beaux jours. Sise près de Saint Louis, dans la banlieue de Bâle, elle n’est accessible qu’en vélo ou par le bus 604, qui démarre depuis le centre-ville, au bord du Rhin et de ses berges si mignonnement parées d’immeubles anciens parfaitement entretenus.

Je ne dispose pas de vélocipède, n’ayant jamais ressenti d’attraction particulière pour ce mode de transport qui me fait sans cesse craindre la mort par broyage automobile lorsqu’il est utilisé en ville. Il me fallait par ailleurs emmener avec moi ma sœur. Aussi le choix se porta-t-il sur ledit bus 604, qui relie Bâle (Suisse) à Saint Louis (France, Alsace).

A ce stade de mon récit il faut avertir le lecteur qui ne serait pas familier de la vie dans ces contrées frontalières : Bâle est une ville riche. Très riche. Quoi de plus normal pour le quartier général de nombreuses entreprises de biotechnologie et de chimie industrielle, sis en Suisse de surcroît? Il s’agit par ailleurs d’une ville de culture germanique. Sans vouloir tomber dans la caricature et la simplification outrancière, il faut néanmoins reconnaître chez ses habitants une certaine réserve, un goût pour l’ordre et la propreté, et un teint un peu pâlot si l’on s’en tient aux critères de mes accointances occitanes. De l’autre côté de la frontière, Saint Louis est une ville où résident de nombreux français aux revenus plus modestes, que les excès des loyers suisses et la barrière de la langue ont relégués en Gaule. En somme, nous avons là toutes les conditions réunies pour observer un gradient.

Aparté: qu’est-ce qu’un gradient? Mathématiquement parlant, il s’agit d’un vecteur qui reflète la dérivée d’une fonction dépendant de plusieurs variables. Dans notre cas il s’agit des changements socioculturels associés au déplacement dans l’espace. Mais examinons-en plutôt la manifestation concrète.

Ma sœur et moi, après avoir déjeuné d’un sandwich Subway aussi lourd qu’hors de prix, entreprenons de monter dans le bus 604. Le chauffeur nous demande alors pour deux billets aller-retour la somme de quatre euros et quarante centimes. Il est possible de payer en francs suisses, mais uniquement avec des billets. Le prix, environ deux à trois fois plus bas que ce qui serait exigé en Suisse, me fait sourire et me rappelle ma vie française d’antan, lorsque payer un café plus de deux euros me paraissait encore scandaleux. Le voyage commence, les quelques passagers présents sont calmes. Un couple de suisses souriants, de langue allemande, grimpe dans le bus et y place un enfant en poussette dans un équilibre précaire.

Nous progressons vers le Nord, et la frontière. Nous sommes alors les témoins d’un phénomène étrange et fascinant : progressivement, les passagers commencent à présenter moins bien, leurs vêtements sont meilleur marché. On peut également noter un obscurcissement net de leur teint. Leur mise est moins soignée, leurs dents moins alignées et leurs traits se burinent à mesure que le bus cahote sur la route qui nous rapproche de la gare de Saint-Louis.

La frontière est maintenant derrière nous. Le couple d’Helvètes s’assoit, laissant la poussette tanguer et vaciller. Le bus prend un virage un peu serré, et l’évidente conséquence se produit ; la poussette tombe, faisant culbuter l’enfant apeuré. Je la rattrape de justesse et évite un traumatisme crânien au rejeton qui se met à brailler. Le père continue d’arborer un sourire à demi demeuré, pas le moins du monde troublé par l’incident. L’enfant poursuivra le voyage sur les genoux de sa mère.

Peu de temps après ce premier événement, l’esprit de Newton entreprend à nouveau de défier l’équilibre d’un humain sans défense. Il jette son dévolu sur une prolétaire d’âge mûr à la démarche lourde que nous voyons péniblement entrer dans le bus, suivie d’une amie aux traits chevalins. Nous la voyons alors comme au ralenti déployer un strapontin qui se dérobe, fourbe, la laissant s’effondrer mollement. Le chauffeur entreprend de redémarrer, compromettant tout espoir de redressement.  Songeant que les gens chutent bien souvent dans ce pays, j’entreprends d’offrir une main secourable et ai toute l’occasion d’apprécier le poids conséquent de cette vie sauvée. La pauvre femme et sa commère occuperont le reste de leur trajet à se plaindre constamment du chauffeur à la conduite supposément trop brutale. Asinus asinum fricat.

Depuis le passage de la frontière un autre fait s’impose à nous: le bruit. En Suisse, les transports en commun sont habituellement empruntés par une foule paisible et muette, occupée à lire ou à contempler le paysage d’un air absorbé. Ici, nous redécouvrons une joyeuse populace occupée à rire, plaisanter ou commenter sans gêne ni discrétion. Une horde d’adolescents s’engouffre dans le bus, évoquant les sujets les plus triviaux et impliquant des amis absents et des amoureux ingrats. Ils s’arrêteront devant l’attraction de la ville et haut lieu de la vie sociale, le centre E. Leclerc, pour y errer tout l’après-midi. Je détourne mon attention de ces jeunes gens pour découvrir sur l’arrêt de bus une affiche contre le Sida. Une femme y est représentée au lit, l’air triste et défait, le regard dans le vague. Le titre en est édifiant et culpabilisateur : “Si elle n’est pas venue bosser ce n’est pas parce que c’est une grosse feignasse”. Je suis surpris que pour parler à la jeunesse, les concepteurs se soient sentis obligés d’utiliser un langage aussi familier et un ton si agressif et culpabilisant, projetant sur toute une génération une vision pour le moins réductrice et quelque peu condescendante à mon goût.

Nous dépassons le centre commercial et retrouvons de petites maisons privées bordant le parc, notre destination finale. Nous descendons là, profitant des premiers bourgeons, des cigognes et des fuligules parcourant paisiblement l’onde des étangs. Et tout en marchant, je songe à tous les gradients, toutes les étranges et cocasses frontières que recèle le monde. Qu’il est doux d’être du bon côté de la barrière. C’est du moins ce que chacun songe de part et d’autre.

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