Le bus

C’était une magnifique journée de printemps, le soleil perçait enfin les nuages, et l’envie me prit soudain de retrouver le parfum de l’humus et le doux bruissement des branches chargées de bourgeons et d’oiseaux unissant leurs mélodies en une claire harmonie. En somme, il était temps de faire une petite promenade dominicale après une semaine bien remplie. Aussi me décidai-je pour la Petite Camargue, proche de mon domicile, et invitai ma sœur à se joindre à moi.

La petite Camargue, dans le Haut-Rhin, est un petit coin de zone humide protégée, où les promeneurs d’Allemagne, de Suisse et de France aiment à flâner aux beaux jours. Sise près de Saint Louis, dans la banlieue de Bâle, elle n’est accessible qu’en vélo ou par le bus 604, qui démarre depuis le centre-ville, au bord du Rhin et de ses berges si mignonnement parées d’immeubles anciens parfaitement entretenus.

Je ne dispose pas de vélocipède, n’ayant jamais ressenti d’attraction particulière pour ce mode de transport qui me fait sans cesse craindre la mort par broyage automobile lorsqu’il est utilisé en ville. Il me fallait par ailleurs emmener avec moi ma sœur. Aussi le choix se porta-t-il sur ledit bus 604, qui relie Bâle (Suisse) à Saint Louis (France, Alsace).

A ce stade de mon récit il faut avertir le lecteur qui ne serait pas familier de la vie dans ces contrées frontalières : Bâle est une ville riche. Très riche. Quoi de plus normal pour le quartier général de nombreuses entreprises de biotechnologie et de chimie industrielle, sis en Suisse de surcroît? Il s’agit par ailleurs d’une ville de culture germanique. Sans vouloir tomber dans la caricature et la simplification outrancière, il faut néanmoins reconnaître chez ses habitants une certaine réserve, un goût pour l’ordre et la propreté, et un teint un peu pâlot si l’on s’en tient aux critères de mes accointances occitanes. De l’autre côté de la frontière, Saint Louis est une ville où résident de nombreux français aux revenus plus modestes, que les excès des loyers suisses et la barrière de la langue ont relégués en Gaule. En somme, nous avons là toutes les conditions réunies pour observer un gradient.

Aparté: qu’est-ce qu’un gradient? Mathématiquement parlant, il s’agit d’un vecteur qui reflète la dérivée d’une fonction dépendant de plusieurs variables. Dans notre cas il s’agit des changements socioculturels associés au déplacement dans l’espace. Mais examinons-en plutôt la manifestation concrète.

Ma sœur et moi, après avoir déjeuné d’un sandwich Subway aussi lourd qu’hors de prix, entreprenons de monter dans le bus 604. Le chauffeur nous demande alors pour deux billets aller-retour la somme de quatre euros et quarante centimes. Il est possible de payer en francs suisses, mais uniquement avec des billets. Le prix, environ deux à trois fois plus bas que ce qui serait exigé en Suisse, me fait sourire et me rappelle ma vie française d’antan, lorsque payer un café plus de deux euros me paraissait encore scandaleux. Le voyage commence, les quelques passagers présents sont calmes. Un couple de suisses souriants, de langue allemande, grimpe dans le bus et y place un enfant en poussette dans un équilibre précaire.

Nous progressons vers le Nord, et la frontière. Nous sommes alors les témoins d’un phénomène étrange et fascinant : progressivement, les passagers commencent à présenter moins bien, leurs vêtements sont meilleur marché. On peut également noter un obscurcissement net de leur teint. Leur mise est moins soignée, leurs dents moins alignées et leurs traits se burinent à mesure que le bus cahote sur la route qui nous rapproche de la gare de Saint-Louis.

La frontière est maintenant derrière nous. Le couple d’Helvètes s’assoit, laissant la poussette tanguer et vaciller. Le bus prend un virage un peu serré, et l’évidente conséquence se produit ; la poussette tombe, faisant culbuter l’enfant apeuré. Je la rattrape de justesse et évite un traumatisme crânien au rejeton qui se met à brailler. Le père continue d’arborer un sourire à demi demeuré, pas le moins du monde troublé par l’incident. L’enfant poursuivra le voyage sur les genoux de sa mère.

Peu de temps après ce premier événement, l’esprit de Newton entreprend à nouveau de défier l’équilibre d’un humain sans défense. Il jette son dévolu sur une prolétaire d’âge mûr à la démarche lourde que nous voyons péniblement entrer dans le bus, suivie d’une amie aux traits chevalins. Nous la voyons alors comme au ralenti déployer un strapontin qui se dérobe, fourbe, la laissant s’effondrer mollement. Le chauffeur entreprend de redémarrer, compromettant tout espoir de redressement.  Songeant que les gens chutent bien souvent dans ce pays, j’entreprends d’offrir une main secourable et ai toute l’occasion d’apprécier le poids conséquent de cette vie sauvée. La pauvre femme et sa commère occuperont le reste de leur trajet à se plaindre constamment du chauffeur à la conduite supposément trop brutale. Asinus asinum fricat.

Depuis le passage de la frontière un autre fait s’impose à nous: le bruit. En Suisse, les transports en commun sont habituellement empruntés par une foule paisible et muette, occupée à lire ou à contempler le paysage d’un air absorbé. Ici, nous redécouvrons une joyeuse populace occupée à rire, plaisanter ou commenter sans gêne ni discrétion. Une horde d’adolescents s’engouffre dans le bus, évoquant les sujets les plus triviaux et impliquant des amis absents et des amoureux ingrats. Ils s’arrêteront devant l’attraction de la ville et haut lieu de la vie sociale, le centre E. Leclerc, pour y errer tout l’après-midi. Je détourne mon attention de ces jeunes gens pour découvrir sur l’arrêt de bus une affiche contre le Sida. Une femme y est représentée au lit, l’air triste et défait, le regard dans le vague. Le titre en est édifiant et culpabilisateur : “Si elle n’est pas venue bosser ce n’est pas parce que c’est une grosse feignasse”. Je suis surpris que pour parler à la jeunesse, les concepteurs se soient sentis obligés d’utiliser un langage aussi familier et un ton si agressif et culpabilisant, projetant sur toute une génération une vision pour le moins réductrice et quelque peu condescendante à mon goût.

Nous dépassons le centre commercial et retrouvons de petites maisons privées bordant le parc, notre destination finale. Nous descendons là, profitant des premiers bourgeons, des cigognes et des fuligules parcourant paisiblement l’onde des étangs. Et tout en marchant, je songe à tous les gradients, toutes les étranges et cocasses frontières que recèle le monde. Qu’il est doux d’être du bon côté de la barrière. C’est du moins ce que chacun songe de part et d’autre.

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