Il arriva, sur un monde très semblable au nôtre mais créé par un ange rebelle de Dieu, qu’un chameau se perdit. Était-ce dans le triangle de l’Afar, dominé par les hautes montagnes d’Abyssinie ; ou était-ce dans les ergs infinis du Hedjaz? Cela importe peu, il nous suffit de dire que la bête était au delà de tout secours, et que montait confusément en elle le désespoir. Durant quarante jours et quarante nuits, le camélidé arpenta la Terre, sans trouver ni oasis où étancher sa soif, ni présence humaine qui pût le guider.
Il arriva que dans son errance, le chameau toucha aux limites de cet au-delà qui confine au domaine de Morphée. La lune accrochait son croissant haut sur l’horizon, et un vent glacé poussait les dunes grain à grain sur le pelage du pauvre animal. Sur le point de sombrer dans le froid de la mort, l’infortuné aperçut, à demi ensevelie dans le sable millénaire, une datte.
Cette datte était incongrue, au cœur de ces étendues désolées, où nul homme ne s’aventure sinon par hasard ou malchance. Là est le domaine de ces esprits que l’on nomme djinns. Certains sont libres et effraient le voyageur isolé, le trompant par des mirages ou lui infligeant des orages de sable qui l’ensevelissent sans pitié. D’autres sont prisonniers, pour de multiples raisons qu’il n’est pas donné aux Hommes de connaître.
Cette datte n’était pas un simple fruit. Des siècles plus tôt, un djinn maudit y avait été enchaîné, recevant pour châtiment celui de se morfondre pour l’éternité, attendant de servir tout maître qui aurait la chance de le trouver. Mais est-il chanceux celui qui reçoit un tel pouvoir? En vérité, il n’est pas donné à tous de l’utiliser sagement. Le chameau libéra le djinn par le simple contact de sa langue affamée. On ne saurait dire ce que ressentirent ces deux créatures inhumaines ; l’une voyant émerger d’un nuage de fumée magique un être aux prunelles brillantes, aux vêtements tissés de feu liquide ; l’autre découvrant que son nouveau maître était un bête chameau. Hélas, le chameau ne possède pas la délicatesse et la puissance de l’intelligence humaine, et celui-ci était passablement stupide même selon les standards de son espèce. Aussi, alors que le djinn lui proposait d’exaucer un vœu, quel qu’il soit, le chameau déclara qu’il souhaitait voir le globe recouvert de déserts parsemés d’oasis, afin de voir son espèce dominer la Terre. Le vœu exaucé, bien sûr, conduisit à l’extinction de la quasi totalité des autres espèces vivantes, au renversement de l’équilibre écologique planétaire et à l’extinction des chameaux eux-mêmes. Mais l’animal mourut de soif bien avant cela, néanmoins persuadé d’avoir laissé derrière lui un monde meilleur pour les siens.
Ce monde est désormais peuplé des seuls djinns, lesquels ne peuvent plus conter leurs terrifiantes légendes qu’aux vents secs du désert universel. L’ennui les tenaille grandement. Car une histoire sans audience ne transmet rien, elle est sans essence.
Ce monde est vide par la faute d’un chameau. Certains disent que la sagesse s’accommode mal du pouvoir. Les mécréants vont même jusqu’à nier que Dieu soit omnipotent et omniscient. Il ne nous est pas donné de trancher, nos lumières sont bien trop ternes pour proposer une quelconque théodicée. Il est néanmoins certain que Satan fut bien peu sage lorsqu’il laissa en sa création la possibilité aux esprits faibles de disposer de si grands pouvoirs.
Dieu soit loué, dans notre monde, les chameaux ne peuvent rien, et ceci prouve bien Sa Sagesse et Sa Munificence.