Douces compétences…

Il m’a toujours semblé exister un décalage important entre ce que devrait être la recherche et ce que je peux vivre au quotidien dans ce travail. Comme quoi trop lire quand on est gosse ne favorise pas toujours la sérénité, on s’attend toujours à mieux. Ce métier est si souvent “vendu” comme associé à une liberté immense, à la découverte, ultime bastion d’un esprit pionnier dont la flamme semble faiblir chaque jour un peu plus dans ce monde surpeuplé et surexploité. Pourtant j’ai parfois du mal à percevoir l’enthousiasme et la grandeur d’âme au sein de cette communauté scientifique qui est supposée être la mienne. Par certains aspects, elle me rappelle la grenouille laissée dans une casserole sur le feu qui ne s’aperçoit pas de sa fin imminente. En lieu et place de liberté, pas mal de routine confortable, une lichette d’ignorance, une tonne d’ego, et des difficultés à simplement échanger sans jouer à qui pisse le plus loin. Sans compter la traditionnelle (mais justifiée) complainte du manque de moyens et l’addiction au travail qui mène à la sécheresse intellectuelle… Mais peut-être ai-je simplement du mal à prendre les choses comme elles viennent, que j’en demande trop…

J’en étais donc là de ces réflexions fort peu joyeuses dont je crachais sans vergogne le fiel sur ma pauvre hôtesse du moment, quelque peu perplexe. Le soleil venait à peine de poindre au dessus de la baie de Sydney. Ce qui n’apportait pas grand chose aux habitants ensommeillés puisque la grisaille de l’hiver austral le dissimulait à la vue. En vacances, et en visite amicale, je dégustais ce café tout droit sorti d’une ces amusantes cafetières italiennes. Nectar assez corsé mais ça vous abat le décalage horaire comme un bûcheron canadien un érable centenaire.

Mon hôtesse, est une ancienne collègue et néanmoins amie que j’ai rencontrée en thèse à Toulouse. Par souci d’anonymat nous la nommerons Cate Blanchett, en hommage à la fameuse actrice australienne – encore qu’elle soit plus jeune et moins gourde qu’une elfe en goguette. Actuellement en post-doc elle s’intègre autant que faire se peut dans une équipe apparemment gérée au millimètre, avec force réunions et rapports de progression, où chacun se doit d’accomplir un jeu de tâches précis. Un terme souvent utilisé dans leur laboratoire est celui de soft skills.

Les soft skills peuvent grossièrement se décrire dans ce contexte comme toutes les compétences qui ne relèvent pas directement de l’expertise scientifique, mais sont néanmoins indispensables au travail du chercheur. Il peut s’agir de la créativité, des facultés d’organisation, ou bien même de la capacité à faire un café correct qui sorte vos collègues de la léthargie qu’un quelconque module d’introduction à la gestion d’équipe a pu générer. En français on parle de savoir-être (oubliez le savoir-vivre) ou de quotient émotionnel. Quand on sait ce que le concept de quotient intellectuel a pu donner, on a de quoi douter quelque peu. Pour faire simple, il s’agit d’un jargon de ressources humaines décrivant les traits de personnalité qui sont susceptibles de vous appuyer au travail. Si je devais être sarcastique je dirais que la manipulation, la langue de pute et le machiavélisme devraient devenir des matières obligatoires dès la licence.

Quoiqu’il en soit la discussion a dérivé sur l’obsession actuelle qui consiste à chercher à tout prix à reprendre les codes du privé dans la gestion des laboratoires. Transposition logique et inévitable puisque l’on cherche à les rendre performants. Personnellement je n’ai rien contre la performance, au contraire. J’ai horreur des pertes de temps, ça doit être lié à ma peur de la mort. La question est néanmoins: que rendre performant? Si les laboratoires deviennent de jolies petites ruches bien gérées, que doivent-ils faire de ce gain de temps? A quoi doit servir cette force de frappe que procure l’organisation? Il pourrait y avoir un intérêt à reprendre des modèles de gestion d’équipe issus du privé. Mais comme le dit cette chère Cate, il faut savoir critiquer ces concepts et non pas les gober tout rond. Il s’agit d’outils, de moyens, pas d’une fin en soi. Quelle est la fin alors?

Cette adaptation devrait, je pense, servir un but militant: il serait urgent que les gestionnaires et les scientifiques fassent plus que singer le privé et prennent conscience du devoir qu’ils ont en tant qu’honnêtes hommes; le merchandising n’a pas son mot à dire, l’utilitarisme à tout crin doit cesser, et il serait bon de remettre les valeurs du commerce à leur juste place: celle des petits épiciers de village, braves mais sans envergure la plupart du temps. Quitte à être efficaces, que ce soit pour jouer un rôle plus important dans la société. Communiquons, expliquons, formons-nous à l’enseignement, ouvrons les laboratoires, osons dire merde et créer des groupes de pression publics forts. Pourquoi pas même s’engager dans le champ politique ou lancer des révolutions. Trouvons des mécènes s’il le faut et manipulons l’économie à notre avantage.

Actuellement le cursus existant nous pousse à faire des “choix” de carrière, à sacrifier la passion au rendement dans l’espoir que ces choix nous redonneront le contrôle par la suite. Carotte et bâton. A force de nous persuader que le but immédiat est notre survie nous en venons à abdiquer notre droit de regard sur nos propres activités et sur leur fondement philosophique. Et comme dans toute situation de crise, se dégagent des opportunistes favorisés par ces évolutions qui y voient toujours plus de prestige, sourire carnassier aux lèvres et mépris au cœur. Combien de premiers de la classe frustrés sévissent dans ce boulot? Comme j’en veux à la génération de nos prédécesseurs, qui a laissé ses rêves au placard et épousé, vaincue mais pas brisée – on ne brise pas du mou – toute cette rhétorique de petit gestionnaire.

Il serait bon d’avoir au cœur un grand dessein. Nous faisons plus qu’un métier de techniciens de haut niveau. La curiosité, la joie ressentie face à ce qui est neuf et l’ouverture à toute forme d’expression des connaissances subjectives et objectives sont les seuls buts nobles de l’humanité. Se rappeler l’essence de ce “travail” et s’inquiéter de sa dilution dans une marchandisation des connaissances doit nous inciter à en reprendre le contrôle. S’isoler dans une tour d’ivoire et jouer le jeu d’une recherche de compétition à peu de crédits n’est pas une solution acceptable, pas uniquement pour notre profession, mais pour l’ensemble de ceux qui rêvent encore un peu.