Tartuffe et Rabelais

“Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme.”

Vous l’aurez reconnu, c’est ce bon vieux Rabelais qui nous fait la leçon dans Pantagruel. Il est vrai qu’il insiste un peu avant ce passage sur la nécessité d’être un bon chrétien, mais je ne produirai pas les preuves de cette faiblesse. Après tout, c’était un homme de son temps. J’aurais, certes, également pu citer son “Il n’y a qu’une antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse.” Mais cette digression ne sert guère mon propos. Pour reprendre: il faut le reconnaître, certains scientifiques n’ont aucune conscience.

Non qu’ils n’aient aucune forme de morale ou d’éthique. La plupart du temps ils se conforment au règles qui leur ont été (mal) enseignées et ne vont pas chercher plus loin. Car, contrairement à ce que certains idéalistes peuvent penser, le scientifique n’est pas obligatoirement habité par des valeurs morales très élevées. Même sa curiosité ne parait pas toujours très affûtée. On peut après tout faire preuve d’indulgence: ce travail demande de plus en plus de maîtriser des connaissances techniques complexes, qui laissent de moins en moins de place à la prise de recul et à la réflexion. On blâmera la pression politique, la nécessité toujours croissante de justifier son travail par des publications et les traditionnelles demandes à toutes les institutions imaginables de quelque bourse “d’excellence”, tous éléments poussant lentement le brave biologiste dans la neurasthénie ou la frénésie, c’est selon. En bref, le scientifique a toujours un peu la tête dans le guidon, et les considérations philosophiques passent à la trappe.

Néanmoins on tombe parfois sur des cas extrêmes. En voici pour témoignage cet article, paru récemment dans un magazine que vous ne trouverez probablement jamais en salle d’attente, Science. Pour la smala, et ceux qui ne sont pas familiers du monde de l’édition scientifique, ce magazine est considéré comme très prestigieux car de nombreux travaux novateurs y sont publiés régulièrement. Il s’agit donc d’un journal dont l’impact sur l’univers des laboratoires est à la mesure de cette aura.

Bien, que dit cet article? En somme que pour mener à bien une carrière scientifique, il vous faudra vous faire remarquer au plus vite par vos collègues. Le postulat est que tous les pontes et chefs de laboratoires ont déjà une idée de qui les intéresse pour le recrutement. Pour mettre toutes les chances de votre côté, en plus de la traditionnelle course à la publication et du travail à la sueur aigre de votre front vérolé par une mauvaise hygiène de vie, il vous faudra séduire toute personne détenant une responsabilité dans le processus d’embauche (ce qu’en termes plus grivois on appelle: faire de la lèche).

Pourquoi pas me direz-vous? Tant que vous réussissez à vous placer et à ne pas trop perdre votre âme, on peut bien jouer les Machiavel et se dire que la fin justifie les moyens. Bon c’est un raisonnement qui mène à une pente très glissante. Et in fine, si vous en arrivez à ne privilégier que les relations qui vous sont directement utiles, au détriment de toute autre forme d’intérêt affectif ou intellectuel, vous finirez soit sociopathe, soit en Homo economicus parfaitement rationnel. Et vivre à la Commission européenne n’a pas l’air très satisfaisant.

Mais admettons. Jusque là ce n’est pas ce qu’il y a de pire, juste du management à la petite semaine. Non, là où ça devient drôle, c’est que l’auteur explique que s’il a pu réussir, c’est grâce à un travail acharné de 17 heures par jour, une épouse aimante qui bien qu’elle aussi scientifique accepta de prendre sur elle de s’occuper du foyer (ah, merci femme), une hygiène de vie réduite à la portion congrue. Sans omettre, et c’est là le plus savoureux, que ce brave homme se rendit visible en posant systématiquement des questions à tous les séminaires auxquels il assistait, après avoir pris soin de passer ostensiblement devant le bureau du recruteur potentiel. Personnellement, rien ne m’irrite davantage que les fayots qui posent des questions parfois à côté de la plaque ou évidentes pour montrer qu’ils existent.

Désormais, sa vie est merveilleuse: il a pu obtenir le poste auquel il aspirait, sa femme a fini par trouver un travail également, et ses enfants sont tous deux engagés dans des études supérieures qui les mèneront allègrement vers le chômage. Ou la recherche, allez savoir, s’ils ont hérité des qualités paternelles.

Et là, à la fin de cette lecture, vous commencez à ressentir ce sentiment étrange qui oscille entre horreur et soulagement. Cette sensation que l’on éprouve quand on comprend qu’en réalité on a juste affaire à un profond idiot au lieu du génie auquel on s’attendait. Je ne m’attarderai pas sur le modèle familial désastreux, ni sur l’exagération des 17 heures de travail par jour, ni sur le fait qu’il passe allégrement d’une corrélation entre son attitude et son recrutement à une causalité (alors qu’il est tout à fait possible qu’il ait été recruté en dépit de son attitude). Pour les anglophones vous pouvez consulter cette réponse bien faite.

Cet homme est incapable de remettre son parcours dans le contexte d’alors, est arrogant et donneur de leçons, et surtout propose comme solution un modèle qui laisse entière la question de savoir pourquoi il fait de la recherche? Est-ce vraiment, comme on est en droit de l’espérer, pour assouvir sa curiosité, rendre explicable le monde, partager des connaissances? Ou n’est-il qu’un Tartuffe qui cherche seulement à obtenir davantage de pouvoir, dans cette branche de la science qu’il a choisie comme il aurait pu choisir d’être avocat? Et surtout, cette question fondamentale qui me taraude depuis toujours: pourquoi ce besoin de donner des conseils en étalant les couilles sur la table (moralement parlant)? C’est fort peu hygiénique (sur le plan moral toujours).

Nous vivons avec la recherche de rentabilité en sciences une époque intéressante où la passion fait place à la stratégie de carrière. Espérons que l’esprit rabelaisien ne disparaisse pas tout à fait en recherche, là où il devrait être le plus présent. En attendant une hypothétique abbaye de Thélème.