Notes de voyage. Une élection en France.

C’est au bord d’une route de Saint-Nazaire, plus précisément sur le boulevard Paul Leferme, en laissant le Cinéville sur la gauche et l’immense blockhaus sur la droite. Là, on tombe sur l’usine Cargill, vaste ensemble de cuves grises planté là comme un étrange monument à la gloire du pétrole. Le complexe paraît sinistre ; mais sur l’un des murs d’enceinte a été peinte une frise maladroite, naïve, qui a néanmoins le mérite de tenter de diluer la laideur évidente de l’endroit en le mêlant à une scène champêtre plus colorée qu’un Arlequin.

20170504_174509 Revenant de promenade, ce jour de mai, je vis s’étaler en face un panneau publicitaire prêt à matraquer toute personne sortant de l’usine. S’y affichait une publicité pour une enseigne de pizzas à emporter vantant le bas prix d’un disque assez couvert de viande et de graisse pour être qualifié de pure abomination démoniaque par n’importe quelle artère soucieuse de sa lumière.

Je ne peux m’empêcher d’avoir de la sympathie pour cette fresque. Je n’en connais ni le commanditaire, ni le peintre, et encore moins leurs intentions. Pour moi elle illustre le besoin de conserver un peu d’enthousiasme dans un contexte par ailleurs morose. Peut-être est-ce lié à ma bienveillance pour les goélands depuis ma lecture de Jonathan Livingstone. L’affiche publicitaire en revanche me rappelle combien le cynisme sait exploiter la résignation et la lassitude. Allez, achetez, c’est mangeable, pas cher et le goût en est calibré par contrat ! Qui a le temps pour vraiment cuisiner ? Laissez-vous aller au plaisir de l’uniformité, de la sûreté, de la certitude.

Oh bien sûr, on pourrait y voir une simple protestation anticapitaliste de mauvaise foi. Ce qui serait un comble quand on songe au nom de l’auteur de ces lignes, et un tantinet hypocrite quand on connait son train de vie. Après tout, elles ne sont pas si pourries ces pizzas Domino’s. On y cède tous, et des gens charmants travaillent pour cette entreprise.

Mais lorsque j’ai vu cette fresque, cette affiche publicitaire, mon pays natal se trouvait au milieu d’une élection. J’étais par ailleurs tout juste revenu d’un concours de maître de conférences qui m’avait remis au contact du monde académique français. Quelque peu ébranlé par ce soudain retour aux vieilles rengaines, j’étais mûr pour faire des correspondances, projeter ces événements encore frais sur quelque élément marquant de mon environnement.

En temps normal je vis aux Émirats Arabes Unis, contrée riche en pétrole et divers mercenaires. L’avantage de vivre dans un pays étranger, qui plus est une fédération de monarchies autoritaires, est que l’on peut facilement contraster des discours extrêmement divergents quant à l’état du monde. On peut directement sentir les biais, on adopte une autre perspective. Cette élection était semblable à la publicité pour les pizzas. Choisissez la solution simple, nette, évidente, de bon sens.

Déambulant près d’un kiosque à journaux après le second tour, j’eus un court instant la vision des despotes émiratis plus ou moins éclairés, dont les portraits s’affichent à longueur de journée et d’autoroute dans ce carré de désert qu’Allah oignit des saintes huiles de roche. Le temps que dura mon séjour, je pus assister à la victoire écrasante de la com’ et d’une certaine forme de propagande pas tout à fait volontaire que n’aurait pas reniée Huxley. Les grenouilles se lassent, et un roi leur est envoyé. Il est précédé d’un emballement dont nous devenons coutumiers, trompettes et tambours, Twitter et Le Monde ; tous voient émerger un jeune homme brillant et plein d’aspirations, semblant vaincre tout obstacle, les éliminant d’autant plus facilement que la fascination qu’il inspire lui donne de l’élan, une visibilité, de la force de frappe.

Et quand on examine un peu en détail ce charmant garçon, énarque, dont la vie pourrait se découper selon les pointillés et se colorier sans dépasser, on voit ressortir ce bon vieux pragmatisme, qui bien souvent n’est que le cynisme sous une peau de mouton. Et surtout on voit la défaite de l’enthousiasme.

Tous ces gens en colère, Macronistes contre Insoumis, chercheurs contre administrateurs, parents contre enfants, hommes contre hommes ; tous cherchent néanmoins un étendard, quelque chose qui les anime !

Non. Ce que l’on pourrait prendre pour un frémissement, cette tension, la voici qui retombe alors que le résultat d’élection paraît. Voilà ces gens désormais désabusés ou indifférents, et chacun ce soir là reprend la dégustation de son verre de vin au bord du Rhône tandis que la fraîcheur du soir couvre les épaules des femmes. Peut-être ont-ils raison. Tout cela n’était qu’une distraction.

Mais la politique n’est pas tout, non ! Cette défaite s’insinue partout. La bête infâme du pragmatisme nous intoxique tous. Elle est en nous, dans toutes nos arrogances, tous nos rêves de Rastignac. Elle gît, molle et alanguie, dans les prétentions qui nous dictent des devoirs, nous assignent des directions, nous font oublier nos désirs et ramollissent notre volonté.

Et maintenant, voyons, contemplons – mais sans pudeur – la construction qui s’offre à nos yeux, que nous nommons Société. Le Groupe. Le Respectable. La somme de ces parties qui se laissent flotter entre deux vagues coups de sang, enfants qui jouent aux adultes. Cette masse de gens qui conseillent et sermonnent, vantent la prudence et le raisonnable. Sentons combien elle est encore imprégnée de cette haine subtile qu’on aime qualifier de judéo-chrétienne, mais qui est bien plus ancienne et universelle encore, la haine de celui qui est brisé face à celui qu’il croit encore debout.

Ce n’est pas là qu’on trouvera beaucoup d’espoir. L’enthousiasme, un peu naïf certes, se dissimule, tandis que la rampante morale de ressentiment s’étale partout triomphante. Tandis que la haine et le mépris de tous contre tous diffusent au sein du système, que la négation de ce qui peut être original devient valeur cardinale, la joie de vivre se cache dans les cœurs d’amis et d’inconnus. Je l’ai trouvée durant ces quelques jours en Europe, certes timide, malmenée, rongée de doute parfois. Elle siffle avec le vent dans les promenades en famille. Elle chantonne dans le salon de vieux amis qui se retrouvent et se soutiennent. Elle luit dans la bière d’une artiste qui rit au soleil printanier. Elle pointe dans la reconnaissance envers leur guide d’un jour d’une famille américaine découvrant la cathédrale de Strasbourg.

J’aime bien cette fresque. Elle est imparfaite. Elle est plus réelle que des millions de pizzas et de présidents.