Missive électronique III

Missive II

Correspondance

 

Lettre III (les traditions se perdent).

Yann à Isabelle

A Sydney.

Tu évoques la nécessité de la souplesse morale. Je ne peux que me ranger à ton sage avis, que j’ai d’ailleurs suivi il y a peu. Vendredi dernier, je me suis levé du pied gauche. C’était fort regrettable, puisqu’il s’agit tout de même du premier jour du week-end chez les mahométans, et que je n’en profitais guère.
J’étais pénétré de cette colère lasse qu’une consultation trop fréquente des réseaux sociaux et un manque d’air frais suscitent dans les esprits nerveux. La moindre broutille tournait à l’obsession, de vagues regrets devenaient drames cornéliens ; et la litanie de musiques, messages et manifestes, lus et entendus sur tous les supports que le monde moderne met à notre disposition, se muait en mélancolie bougonne.
Petit-déjeuner d’adieux en l’honneur de charmants collègues quittant les terres arabes, dîner avec une collègue germanophone pour maintenir mon allemand, musique… Rien n’y faisait, mon esprit revenait à ces sombres dispositions. Lisant les actualités, songeant aux réflexions et décisions de mon entourage proche et moins proche, je me butais. Je refusais de comprendre des choix étrangers non seulement à ma personnalité, mais aussi à ma personne (ce qui est la plus sûre voie vers l’arrogance). En somme, je n’acceptais pas que l’on ne puisse se plier à ma Vérité. Je me sentais légitime et voué à décider pour les autres ce qui valait mieux pour eux.

J’avais donc clairement besoin de sortir et de me frotter à un peu de concret au lieu de songer à la vie d’autrui.

J’ai donc pris ma voiture, me suis perdu sur les routes bien trop larges d’Abou Dhabi, ai échoué sur une voie réservée aux camions, tourné autour d’un immense palais aussi cliquant que présidentiel. Mon objectif était le désert.

Quiconque penserait qu’un émirat arabe doit être le lieu idéal pour s’évader rapidement des villes pour trouver une nature indomptée et aride se tromperait lourdement. Les voies rapides sont bordées de pelouses et d’arbres verdoyants. Le désert est irrigué, pollué, traversé de barrières métalliques et parsemé d’étranges fermes et oasis artificielles. Sur le bord des routes intérieures, loin de la vue de la plupart des touristes, des baraquements de travailleurs sont flanqués d’immenses piles de sacs poubelles.
Il faut donc insister un peu. Après une heure de route, on trouve un chemin non goudronné d’une quinzaine de kilomètres dont la fonction est de desservir un complexe hôtelier du nom d’Arabian Nights. Alors, les barrières disparaissent enfin, et on peut joyeusement laisser déraper sa voiture dans les flaques de sable qui parsèment la voie. Les dunes de sable orangées sont parsemées de ghafs (Prosopis cineraria), arbres dont les racines peuvent atteindre trente mètres de profondeur pour pomper les aquifères souterrains. Quelques chameaux passent tranquillement en caravanes et laissent sans vergogne des crottes sécher au soleil. Là, on peut laisser la voiture derrière soi et laisser ses empreintes dans le sable vierge, tout en se dirigeant vers quelques arbres bordant les dunes.
Le plus frappant, c’est peut-être le silence, absolu, troublé uniquement par ma propre respiration. La lumière est dure, et confère au lieu cet étrange sentiment d’éternité, ou plutôt d’intemporalité, qui tout à la fois apaise l’âme et l’effraie ; ainsi que ces vieux temples dont les dieux et les statues tombent en oubli et en miettes. Et au milieu de ce silence et d’un bosquet d’halophytes, un chip presque inaudible. Un traquet du désert que j’eus le bonheur de pouvoir pourchasser et photographier. Je restai bien trois-quarts d’heures là, à peine protégé du soleil par l’ombre du Ghaf, à contempler les jeux de la très légère brise sur le sable. Mes courbatures morales et ma morosité n’existaient simplement plus. Tout était à sa juste place.
Je ne sais pas ce que l’entité que tu mentionnais faisait de sa vie d’entité, mais elle ne devait pas être bien loin.
Voilà qui vaut bien une religion tu me diras. Néanmoins je reste méfiant quand à celle-ci et sa propension au prosélytisme quand elle est dite “organisée”. Lorsqu’on se trouve une médecine, on est trop souvent tenté de l’imposer aux autres. Du moins c’est une des tendances négatives de mon caractère, et je la crois commune.
Mais cette médecine contemplative me semble infiniment plus saine que ce que les raisonnements les plus jésuitiques peuvent produire. Elle paraît plus vivante. Et ne s’impose qu’à soi-même.

En guise de note de fin, sache que nous fûmes persifleurs. La conférence Islam et Évolution a suscité un grand intérêt parmi les auditeurs émiratis, et il est dit que des classes entières pourraient bientôt venir d’une autre Université pour assister à des cours sur l’évolution. Jusqu’aux étoiles par des voies ardues…

J’ai hâte de lire le portrait détaillé des caractères que tu rencontras en ton séjour austral.

Bien à toi,

D’Abou Dhabi
Le 8 octobre 2017.

 

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