Note de fin de soirée

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On aurait tort de croire que les pavés tels que Guerre et Paix sont ennuyeux. Nous vivons certes (c’est un poncif éculé) une époque où l’information se doit d’être concise et soigneusement empaquetée dans un joli papier coloré à l’aune de nos inclinations politiques, scientifiques ou religieuses. Néanmoins, une fois plongé dans l’état d’esprit idoine, on se prend à apprécier l’espace offert à nos cellules grises. Ces dernières semaines m’ont également donné l’occasion de lire La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, jolie cont(r)e pétri de nietzschéisme relatant les aventures d’un groupe remontant au péril de la vie de ses membres la source du vent.

Tout cela dans une Éthiopie toujours aussi dévastée et juste après la surprise causée par l’élection américaine. Qu’on me pardonne, tout ceci m’a quelque peu fait songer, et le lecteur motivé trouvera ci-après la tambouille discutable qui émergea de ce temps de réflexion. En dehors de cette franche partie d’onanisme intellectuel j’ai travaillé, qu’on se le dise. Mais capturer des oiseaux est une tâche qui implique de longs temps morts parfois. Il me fallait bien les meubler.

 

***

C’est en arrivant au Ras Hotel d’Addis Abeba que j’appris l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Curieusement, le sentiment qui me vint alors ne fut pas d’abord la consternation, mais une étrange euphorie, une certaine fascination face au caractère chaotique d’un événement que beaucoup refusaient simplement de croire possible (moi y compris). Notons au passage qu’en Éthiopie, Trump ou Clinton, ils n’en ont cure. Aucun de ces deux là n’empêchera le gouvernement de spolier de leurs terres les habitants des environs d’Addis pour revendre icelles au plus offrant marchand de béton occidental ou oriental.

Néanmoins, j’ai rapidement appris que cette surprise n’en était pas vraiment une, et ai lu dans la presse, dès mon retour dans ma confortable retraite aux Emirats Arabes Unis, les nombreuses raisons qui rendaient cette conclusion inévitable. Soit. Repassant les cris d’orfraie poussés sur divers médias, je songeai qu’une tendance éternelle de “l’élite”, rarement appréhendée et jamais retenue, est qu’elle prétend vivre selon les préceptes de la Raison, ce qui lui donne l’illusion de contrôler le flot des événements. Hors elle ne fait que s’ajuster a posteriori auxdits événements. Ça, cher lecteur, c’est l’observation de Tolstoï dans Guerre et Paix.

Ce qui se passe dans le monde est essentiellement le fait des propriétés émergentes des groupes humains, propriétés qui ne peuvent se définir par rapport à la liberté individuelle et au contrôle individuel. Les plus puissants sont aussi les plus contraints par les forces qu’ils prétendent maîtriser.

Curieusement néanmoins, on ne cesse de valoriser l’importance des hommes providentiels; et dans la vie courante beaucoup de gens intelligents se torturent pour essayer de calibrer leur existence, envers et contre tout. Par exemple, l’un de mes collègues angoisse terriblement quant à ses responsabilités. Tombe sous le coup de cette responsabilité tout événement qu’il n’aurait pas su prévoir. C’est là soit se donner beaucoup trop d’importance, soit une croyance (tentante) que tout dans nos vies peut être contrôlé.

Il semble, fort curieusement, que nous tendions à croire que nos actions, notre libre arbitre, peuvent aller à l’encontre du flot général des événements et le diriger, alors que nous ne faisons que manœuvrer en fonction de ce flot. En somme, pas de liberté sans contrainte (quel artiste ne le sait pas?), mais en retour pas de propriétés émergentes générant les contraintes sans la somme des actions individuelles.

Ce que j’aimais bien dans la Horde du contrevent, c’est qu’on comprend que cette lutte contre le flot n’a d’intérêt non pour le but que l’on cherche à atteindre (une hypothétique origine, une terre promise, le devoir d’aller au bout), mais pour le sentiment de vaincre une résistance en soi-même, de s’affirmer.

Revenant à Trump, j’ai alors repensé au désir qu’avaient certains amis de devenir militants, de s’engager politiquement, et d’affirmer leurs valeurs dans l’espace public. Je songeai à Tolstoï, dont la réflexion me faisait furieusement penser à Fondation d’Asimov. Le bougre insiste beaucoup sur la nécessité de comprendre les Lois de l’Histoire, et de cesser d’attribuer au Hasard et au Génie de quelques Hommes la responsabilité des événements historiques.

Aussi me disais-je au début, à quoi bon un engagement quelconque? Puisque nous n’avons pas prise sur la plupart des événements en tant qu’individus. Je me suis rendu compte que ces deux bouquins, Guerre et Paix et La Horde du Contrevent, portaient des messages complémentaires. Si je reprends la métaphore de Damasio ; le premier livre insiste davantage sur la nature du vent et sur l’importance de comprendre qu’il existe et qu’on ne le contrôle pas (Tolstoï, le flot de l’Histoire). Le second insiste sur l’importance de l’exercice de notre volonté : aller contre le vent est une première étape, mais n’est qu’une condition possible conduisant à l’affirmation de soi. Cette affirmation consiste à utiliser toute contrainte ou force extérieure pour mieux s’en dégager, créer un espace où elle est vaincue ou maîtrisée.

Même si militer, écrire, protester ne changera pas fondamentalement la direction actuelle des événements, qui est essentiellement guidée par la colère et le refus de la complexité, elle peut non seulement influencer – d’une manière que nous ne savons pas encore anticiper car nous connaissons mal les Lois de l’Histoire – le cours des choses à long terme mais surtout elle nous permet de continuer de créer. Et c’est en cet acte de création que réside la Liberté, dans la création de sens même face à l’absurde (et même si ça m’agace, c’est un peu ce que décrit la Nausée de Sartre).

Il est difficile d’admettre que nous faisons partie d’un ensemble de forces plus vastes que notre seule existence ou même celle de notre groupe social, que nous ne maîtrisons pas. Ressentir que nous sommes en partie déterminés et replacer nos actions dans un contexte plus large. C’est pourtant l’une des forces de l’esprit humain dans ce qu’il a de plus noble, cette capacité à comprendre et assimiler les contingences historiques ; être capable de dépasser cette impossibilité de maîtriser le flot des événements et de rester créatif en son sein. Comme un marin qui comprend le vent et se déplace avec élégance. Si je filais la métaphore, je dirais que notre liberté réside dans le niveau d’élégance que nous mettons à naviguer.

C’est pour ça que je pense que l’engagement politique, scientifique, artistique, amical, amoureux, est important non pas pour “changer le monde”, mais pour affirmer la vie dans ce qu’elle a de sain.

En quelque sorte, pour reprendre un autre écrivain du XIXème siècle, ce sont là des jeux auxquels nous devons jouer avec le sérieux propre aux enfants.