Note de fin de soirée

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On aurait tort de croire que les pavés tels que Guerre et Paix sont ennuyeux. Nous vivons certes (c’est un poncif éculé) une époque où l’information se doit d’être concise et soigneusement empaquetée dans un joli papier coloré à l’aune de nos inclinations politiques, scientifiques ou religieuses. Néanmoins, une fois plongé dans l’état d’esprit idoine, on se prend à apprécier l’espace offert à nos cellules grises. Ces dernières semaines m’ont également donné l’occasion de lire La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, jolie cont(r)e pétri de nietzschéisme relatant les aventures d’un groupe remontant au péril de la vie de ses membres la source du vent.

Tout cela dans une Éthiopie toujours aussi dévastée et juste après la surprise causée par l’élection américaine. Qu’on me pardonne, tout ceci m’a quelque peu fait songer, et le lecteur motivé trouvera ci-après la tambouille discutable qui émergea de ce temps de réflexion. En dehors de cette franche partie d’onanisme intellectuel j’ai travaillé, qu’on se le dise. Mais capturer des oiseaux est une tâche qui implique de longs temps morts parfois. Il me fallait bien les meubler.

 

***

C’est en arrivant au Ras Hotel d’Addis Abeba que j’appris l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Curieusement, le sentiment qui me vint alors ne fut pas d’abord la consternation, mais une étrange euphorie, une certaine fascination face au caractère chaotique d’un événement que beaucoup refusaient simplement de croire possible (moi y compris). Notons au passage qu’en Éthiopie, Trump ou Clinton, ils n’en ont cure. Aucun de ces deux là n’empêchera le gouvernement de spolier de leurs terres les habitants des environs d’Addis pour revendre icelles au plus offrant marchand de béton occidental ou oriental.

Néanmoins, j’ai rapidement appris que cette surprise n’en était pas vraiment une, et ai lu dans la presse, dès mon retour dans ma confortable retraite aux Emirats Arabes Unis, les nombreuses raisons qui rendaient cette conclusion inévitable. Soit. Repassant les cris d’orfraie poussés sur divers médias, je songeai qu’une tendance éternelle de “l’élite”, rarement appréhendée et jamais retenue, est qu’elle prétend vivre selon les préceptes de la Raison, ce qui lui donne l’illusion de contrôler le flot des événements. Hors elle ne fait que s’ajuster a posteriori auxdits événements. Ça, cher lecteur, c’est l’observation de Tolstoï dans Guerre et Paix.

Ce qui se passe dans le monde est essentiellement le fait des propriétés émergentes des groupes humains, propriétés qui ne peuvent se définir par rapport à la liberté individuelle et au contrôle individuel. Les plus puissants sont aussi les plus contraints par les forces qu’ils prétendent maîtriser.

Curieusement néanmoins, on ne cesse de valoriser l’importance des hommes providentiels; et dans la vie courante beaucoup de gens intelligents se torturent pour essayer de calibrer leur existence, envers et contre tout. Par exemple, l’un de mes collègues angoisse terriblement quant à ses responsabilités. Tombe sous le coup de cette responsabilité tout événement qu’il n’aurait pas su prévoir. C’est là soit se donner beaucoup trop d’importance, soit une croyance (tentante) que tout dans nos vies peut être contrôlé.

Il semble, fort curieusement, que nous tendions à croire que nos actions, notre libre arbitre, peuvent aller à l’encontre du flot général des événements et le diriger, alors que nous ne faisons que manœuvrer en fonction de ce flot. En somme, pas de liberté sans contrainte (quel artiste ne le sait pas?), mais en retour pas de propriétés émergentes générant les contraintes sans la somme des actions individuelles.

Ce que j’aimais bien dans la Horde du contrevent, c’est qu’on comprend que cette lutte contre le flot n’a d’intérêt non pour le but que l’on cherche à atteindre (une hypothétique origine, une terre promise, le devoir d’aller au bout), mais pour le sentiment de vaincre une résistance en soi-même, de s’affirmer.

Revenant à Trump, j’ai alors repensé au désir qu’avaient certains amis de devenir militants, de s’engager politiquement, et d’affirmer leurs valeurs dans l’espace public. Je songeai à Tolstoï, dont la réflexion me faisait furieusement penser à Fondation d’Asimov. Le bougre insiste beaucoup sur la nécessité de comprendre les Lois de l’Histoire, et de cesser d’attribuer au Hasard et au Génie de quelques Hommes la responsabilité des événements historiques.

Aussi me disais-je au début, à quoi bon un engagement quelconque? Puisque nous n’avons pas prise sur la plupart des événements en tant qu’individus. Je me suis rendu compte que ces deux bouquins, Guerre et Paix et La Horde du Contrevent, portaient des messages complémentaires. Si je reprends la métaphore de Damasio ; le premier livre insiste davantage sur la nature du vent et sur l’importance de comprendre qu’il existe et qu’on ne le contrôle pas (Tolstoï, le flot de l’Histoire). Le second insiste sur l’importance de l’exercice de notre volonté : aller contre le vent est une première étape, mais n’est qu’une condition possible conduisant à l’affirmation de soi. Cette affirmation consiste à utiliser toute contrainte ou force extérieure pour mieux s’en dégager, créer un espace où elle est vaincue ou maîtrisée.

Même si militer, écrire, protester ne changera pas fondamentalement la direction actuelle des événements, qui est essentiellement guidée par la colère et le refus de la complexité, elle peut non seulement influencer – d’une manière que nous ne savons pas encore anticiper car nous connaissons mal les Lois de l’Histoire – le cours des choses à long terme mais surtout elle nous permet de continuer de créer. Et c’est en cet acte de création que réside la Liberté, dans la création de sens même face à l’absurde (et même si ça m’agace, c’est un peu ce que décrit la Nausée de Sartre).

Il est difficile d’admettre que nous faisons partie d’un ensemble de forces plus vastes que notre seule existence ou même celle de notre groupe social, que nous ne maîtrisons pas. Ressentir que nous sommes en partie déterminés et replacer nos actions dans un contexte plus large. C’est pourtant l’une des forces de l’esprit humain dans ce qu’il a de plus noble, cette capacité à comprendre et assimiler les contingences historiques ; être capable de dépasser cette impossibilité de maîtriser le flot des événements et de rester créatif en son sein. Comme un marin qui comprend le vent et se déplace avec élégance. Si je filais la métaphore, je dirais que notre liberté réside dans le niveau d’élégance que nous mettons à naviguer.

C’est pour ça que je pense que l’engagement politique, scientifique, artistique, amical, amoureux, est important non pas pour “changer le monde”, mais pour affirmer la vie dans ce qu’elle a de sain.

En quelque sorte, pour reprendre un autre écrivain du XIXème siècle, ce sont là des jeux auxquels nous devons jouer avec le sérieux propre aux enfants.

Le djinn et le chameau.

Il arriva, sur un monde très semblable au nôtre mais créé par un ange rebelle de Dieu, qu’un chameau se perdit. Était-ce dans le triangle de l’Afar, dominé par les hautes montagnes d’Abyssinie ; ou était-ce dans les ergs infinis du Hedjaz? Cela importe peu, il nous suffit de dire que la bête était au delà de tout secours, et que montait confusément en elle le désespoir. Durant quarante jours et quarante nuits, le camélidé arpenta la Terre, sans trouver ni oasis où étancher sa soif, ni présence humaine qui pût le guider.

Il arriva que dans son errance, le chameau toucha aux limites de cet au-delà qui confine au domaine de Morphée. La lune accrochait son croissant haut sur l’horizon, et un vent glacé poussait les dunes grain à grain sur le pelage du pauvre animal. Sur le point de sombrer dans le froid de la mort, l’infortuné aperçut, à demi ensevelie dans le sable millénaire, une datte.

Cette datte était incongrue, au cœur de ces étendues désolées, où nul homme ne s’aventure sinon par hasard ou malchance. Là est le domaine de ces esprits que l’on nomme djinns. Certains sont libres et effraient le voyageur isolé, le trompant par des mirages ou lui infligeant des orages de sable qui l’ensevelissent sans pitié. D’autres sont prisonniers, pour de multiples raisons qu’il n’est pas donné aux Hommes de connaître.

Cette datte n’était pas un simple fruit. Des siècles plus tôt, un djinn maudit y avait été enchaîné, recevant pour châtiment celui de se morfondre pour l’éternité, attendant de servir tout maître qui aurait la chance de le trouver. Mais est-il chanceux celui qui reçoit un tel pouvoir? En vérité, il n’est pas donné à tous de l’utiliser sagement. Le chameau libéra le djinn par le simple contact de sa langue affamée. On ne saurait dire ce que ressentirent ces deux créatures inhumaines ; l’une voyant émerger d’un nuage de fumée magique un être aux prunelles brillantes, aux vêtements tissés de feu liquide ; l’autre découvrant que son nouveau maître était un bête chameau. Hélas, le chameau ne possède pas la délicatesse et la puissance de l’intelligence humaine, et celui-ci était passablement stupide même selon les standards de son espèce. Aussi, alors que le djinn lui proposait d’exaucer un vœu, quel qu’il soit, le chameau déclara qu’il souhaitait voir le globe recouvert de déserts parsemés d’oasis, afin de voir son espèce dominer la Terre. Le vœu exaucé, bien sûr, conduisit à l’extinction de la quasi totalité des autres espèces vivantes, au renversement de l’équilibre écologique planétaire et à l’extinction des chameaux eux-mêmes. Mais l’animal mourut de soif bien avant cela, néanmoins persuadé d’avoir laissé derrière lui un monde meilleur pour les siens.

Ce monde est désormais peuplé des seuls djinns, lesquels ne peuvent plus conter leurs terrifiantes légendes qu’aux vents secs du désert universel. L’ennui les tenaille grandement. Car une histoire sans audience ne transmet rien, elle est sans essence.

Ce monde est vide par la faute d’un chameau. Certains disent que la sagesse s’accommode mal du pouvoir. Les mécréants vont même jusqu’à nier que Dieu soit omnipotent et omniscient. Il ne nous est pas donné de trancher, nos lumières sont bien trop ternes pour proposer une quelconque théodicée. Il est néanmoins certain que Satan fut bien peu sage lorsqu’il laissa en sa création la possibilité aux esprits faibles de disposer de si grands pouvoirs.

Dieu soit loué, dans notre monde, les chameaux ne peuvent rien, et ceci prouve bien Sa Sagesse et Sa Munificence.

Invitation au voyage.

“Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? ”

Lévi-Strauss.

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Dans le couloir d’un Institut helvétique, une femme aperçoit un collègue et lui demande : “Comment c’était l’Ethiopie?”. L’homme hésite à répondre, empli de sentiments contradictoires. Une scène apparemment banale.

Plantons le décor. L’homme ainsi interpellé est un biologiste, revenant d’une mission d’une dizaine de jours durant laquelle il s’est familiarisé avec le terrain de son prochain projet. Le projet portera essentiellement sur les amphibiens et leur riche biodiversité dans cette région du monde. Il se doute bien, en tant qu’éphémère chroniqueur des Heures de cette contrée inconnue, que son récit suscite une curiosité sincère. Alors pourquoi les mots lui manquent-ils, quand l’intérêt de ses contemporains ne peut que titiller agréablement son ego ?

L’Afrique noire nous demeure inconnue. Le continent qui vit nos ancêtres cheminer vers la conscience demeure une contrée fantasmée pour beaucoup, faite de barbares dansant comme des diables, d’animaux sauvages et de nature plutôt hostile, occasionnellement saccagée par des braconniers et autres forestiers peu scrupuleux. La réalité, pour peu qu’on puisse l’appréhender en un temps si court, est évidemment plus complexe et moins “pittoresque”.

L’Ethiopie est un pays ancien, contemporain des antiques égyptiens et de l’Empire romain ; on la connait alors sous le nom d’Aksoum. C’ est également l’un des seuls pays africains ayant résisté à la colonisation, si l’on omet la courte occupation italienne durant la Seconde Guerre Mondiale. Le sud du pays est ironiquement une colonie de l’Ethiopie originelle, envahi par l’empereur Ménélik II afin d’éviter une trop grande mainmise des occidentaux dans la région.

L’Ethiopie est un pays pauvre. Le milieu naturel a été ravagé par une exploitation agricole massive et désordonnée, révélant le long des routes des chapelets de métairies. Au milieu des routes, troupeaux de chèvres et de bovins semblent tranquillement compter sur une esquive à la dernière seconde des conducteurs empressés, ne daignant se mouvoir que lorsque les grondements des véhicules se font plus pressants. A perte de vue s’étendent des champs labourés à l’araire ; des plantations d’eucalyptus, arbre ayant le mérite de pousser rapidement, ont depuis longtemps éliminé toute trace de forêt primaire. Seuls quelques acacias rappellent l’Afrique par leur forme en ombrelle si caractéristique.

L’Ethiopie est un pays où l’on est pragmatique. Apercevant sur le trottoir près d’une voie de sortie un homme face contre terre, le narrateur hésitant demande au chauffeur de reculer pour s’aviser du sort du malheureux. Le conducteur, avisant le corps étendu, rit tranquillement et explique que cet homme n’est jamais qu’un ivrogne, que la rue est passante et qu’il ne serait de toute façon pas pris en charge pour si peu dans un hôpital, si tant est que les embouteillages monstres d’Addis Abeba permettent de l’y amener avant qu’il ne soit dégrisé. Et d’enfoncer le champignon pour se dégager de la bretelle.

Au fond l’Ethiopie, par les drames et les joies qui s’y nouent, n’est guère différente des contrées helvétiques. On y aime, hait, danse et chante tout aussi bien, voire mieux. Paradoxalement, c’est la trop grande similarité d’environnement due à un mode de développement anarchique qui suscite le malaise. En recevant au visage la caricature d’un idéal occidental, le voyageur ne sait plus guère s’il est dépaysé, ou au contraire trop chez lui, trop proche de ses habitudes. Après tout, il bénéficie de toutes les rares infrastructures, mange bien. Il lui arrive même de se sentir trop rassasié. Certes, il dort parfois dans de mauvais hôtels aux robinets raccordés au néant, mais ces caricatures lui laissent un certain sentiment de familiarité.

Cet homme qui s’apprête à conter son histoire doit faire face à l’aporie causée par le décalage entre le motif de sa présence et la simple et brutale réalité du pays qu’il arpente. Vraiment, capturer des batraciens, étudier la biodiversité dans ce qui semble être au delà de tout secours? Il sait que le seul mot “biodiversité” n’est le plus souvent qu’un agréable prétexte. La biologie est un petit univers en soi, où la quête du succès d’estime et la satisfaction de la curiosité prévalent souvent sur la recherche du bien commun. Une marionnettiste lui a d’ailleurs reproché une fois son manque d’intérêt pour les autres hommes. Pourtant, il ne lui semble pas que l’égoïsme soit propre à la science. Et la vanité bien dirigée peut parfois bénéficier aux hommes, quand bien même la quête de ce bénéfice ne soit pas le véritable moteur de l’action menée. Peut-être les amendements et les réparations des êtres naturellement égoïstes pèsent-ils davantage dans la balance de la vie.

Il dira juste: “C’était intéressant. Et étrange.” Il est trop tôt, il faut attendre.

Cet épisode passé, il décrira avec davantage de détails ces sentiments sur un blog, tout en se demandant si le seul fait de raconter son voyage n’est pas l’extension d’une mentalité productiviste et vaine, qui cherche à maximiser le bénéfice social retiré de la découverte d’un nouvel environnement. Face à la complexité d’un pays nouveau et à ces immenses défis que l’on a à peine effleurés, on ressent une certaine forme de vanité. Le voyage se perd dans quelque chose de plus vaste et flou, son but semble anodin. Peut-être valait-il mieux se taire. Pourtant, on y trouve de la beauté. Et l’écrire est important. Et s’évertuer à protéger le peu de beauté qui reste, inciter autrui et soi-même à réagir face à ce qui semble inéluctable, voilà peut-être l’intérêt d’un tel récit.

 

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Dies Irae, ou l’ivresse de l’ambitieux.

Il est un fait que peu comprennent, et qu’encore moins acceptent : la réussite des rêves du plus minable implique généralement le renoncement du plus élevé. C’est une loi évidente mais passablement désagréable car elle suppose l’existence d’une hiérarchie des valeurs qui laisse la part belle à l’individualisme.

Pas cet individualisme qui consiste à tout miser sur la cupidité en la travestissant en pragmatisme, ou en en faisant la norme d’un univers étriqué et misérable à la hauteur de l’aréopage de boutiquiers et méprisables larves humaines de tous les partis et tous les camps. Non, pas le petit orgueil de ces chrysalides figées en un rictus cynique et boursouflées de privilèges et d’orgueil, dont la compréhension de la beauté ne dépasse pas le rebord du caniveau dans lequel pataugent d’ordinaire le cuistre, l’escroc et le marchand d’armes.

Non, il faut parler en ce cas de la recherche permanente de ce qui rend l’individu particulier, son intérêt, ce qui le fait croître dans le sens noble du terme et qui ne s’explique pas, ou alors seulement par le truchement toujours biaisé et trop souvent terne des philosophes. Hors ces intérêts convergent rarement, et certains sont plus communs que d’autres. Et cela génère une asymétrie.

Comme lorsqu’un ami prétend que vous lui manquez, mais n’entreprend jamais un voyage pour vous rendre visite, quand vous entreprenez sans cesse l’inverse. Ou lorsqu’une femme prétend vous aimer toujours mais vous utilise comme simple miroir de son propre narcissisme. Ou, encore, lorsqu’un universitaire prétend libérer votre esprit et ne fait de vous qu’un outil de sa mesquine réussite académique. Cela lasse et use.

La plupart des hauts sentiments sont galvaudés et canalisés, réduits en une mélasse insipide quand il sont repris par des cœurs et des esprits qui sont incapables de les ressentir de manière absolue. Non que ces sentiments soient, par essence, absolus. Mais s’inventer et démonter sans cesse des idoles, en jouer tout en conservant un sérieux total dans leur conception et leur destruction, voilà peut-être une des plus hautes facultés de l’esprit humain.

Il est facile et confortable de se contenter d’idéalisme, de reporter l’impossibilité d’accomplir un rêve ou une ambition sur le compte d’un manque de soutien, d’un système corrompu, tout en acceptant l’échec inéluctable. Mais le fait est que l’action n’a pu être menée, que le rêve est brisé et que l’élan est perdu.

De la religion au Communisme, de l’Amour à la Science, le monde actuel ne permet plus guère l’émergence de caractères uniques. On nous incite à croire que nous partageons des valeurs, nous unissons en camps homogènes, alors que les faits témoignent toujours plus de la tension que génère le grouillement croissant de nos congénères. Aussi, lorsque l’on gît sans recours, sans plus de force pour poursuivre, et qu’on refuse ce pavot qu’est l’idéalisme, il ne reste rien. Et certains préfèrent embrasser ce néant que se résigner à supporter les jeux d’ombres et de lumière que constituent les discours répétés de l’Idéal.

Ma foi, si ces nihilistes réussissent, pourquoi pas moi ? L’originalité ne saurait rendre heureux, ou en tout cas n’est guère apaisante. Aussi demain fondrai-je dans cette absurdité. Et comme le dirait un Rastignac: “À nous deux maintenant ! ”

Mais je n’y crois guère…

Le chat de Topkapi

Le soleil dérive lentement vers l’horizon, laissant derrière lui un ciel flamboyant. Les entêtantes fragrances que laissent flotter quelques massifs de fleurs généreusement arrosés semblent épaissir encore la chaude atmosphère du mois de mai. Au sein de cette langueur tranquille, l’appel des muezzins attire lentement aux mosquées des centaines de fidèles ; tandis que dressant ses minarets et ses coupoles millénaires, l’ancienne basilique Sainte-Sophie règne sereinement sur le paysage en défiant sa jeune sœur aux céramiques bleues.

Dans ce tableau aux teintes délicatement orientales, un chat, l’air fier et souverain, arpente les jardins de Topkapi. Le félin, paré seulement de son pelage fauve et d’une dignité assurée, avance paresseusement dans les allées bordées de roses et de tulipes aux teintes éclatantes. Recevant les offrandes de touristes attardés, ses yeux d’agate parsemés d’éclats dorés semblent voir bien plus loin que n’importe quel regard de mortel. Il daigne parfois accorder la douce aumône de sa fourrure aux mains empressées de visiteurs charmés.

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Quand le jour cède lentement la place au crépuscule, tandis que la lune monte et arbore un croissant semblable à celui du drapeau national, il aime à étirer son corps élastique pour négligemment contempler la foule déambulant dans les jardins en contrebas du palais. Dans l’œil presque divin du noble animal se reflètent les hommes, grands ou misérables, et les plus petits secrets.

Ici, des touristes aux ventres gras et mous, vêtus de pantacourts et de t-shirts personnalisés révélant bras potelés, genoux cagneux et cuisses constellées de cellulite, tentent d’orienter la perche portant un téléphone dernier-cri afin de cadrer leurs visages congestionnés. S’éloignant d’eux, un couple s’empresse de rentrer, l’homme barbu, la femme vêtue d’une abaya noire la dissimulant au monde. La femme porte une glace à sa bouche, et oublie son voile un quart de seconde, manquant de peu de se barbouiller de crème glacée. Un peu à l’écart, aperçu seulement du chat complice, l’unique témoin de la scène étouffe un rire sarcastique. C’est un jeune occidental idéaliste qui aime à se plonger dans des pensées qu’il croit profondes et frappées du sceau du progrès. Il reprend son chemin sans vraiment comprendre ce qui l’entoure, bien que son appareil photographique soit empli des clichés de lieux dont la seule histoire ne pourrait loger dans l’esprit d’un seul homme.

Plus loin un homme racle le fond de sa gorge et fait profiter sans vergogne de ses miasmes infâmes des passants blasés. Un groupe de femmes s’avance, et toutes portent de chatoyants foulards sur leurs cheveux, qui leur donnent l’air de pétales soyeux poussés par un vent fripon. Elles croisent un autre troupeau, arborant fièrement du haut de leur récente puberté jeans troués et hauts trop courts. Les deux camps se croisent et s’ignorent.

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Le chat s’ennuie, il baille et révèle des crocs jaunis. Il reprend son inspection vespérale au son des perruches qui piaillent dans les arbres dont les frondaisons portent une ombre de plus en plus épaisse sur le jardin public. Il ignore les oiseaux. Passant près d’un banc, il tombe sur un couple d’amoureux esquissant de vagues projets d’avenir, tentant de donner forme et consistance à une relation déjà bien morne. Au loin des enfants jouent, surveillés par des parents amusés et attentifs.

La nuit tombe, les fidèles se sont assemblés, ont procédé ensemble à leurs ablutions et prié. Ils sortent en masse compacte des mosquées. Le chat regagne son repaire, et contemple encore une fois la foule humaine pressée quitter le parc. Il est serein, un bout de langue rose dépasse légèrement de sa gueule. Il contemple, n’analyse rien, ne juge pas. Il sait que les choses sont, ne se préoccupe pas de leur signification. Il règne, en maître inconnu de ses esclaves, tel un roux poussah, zen et gras. Ses paupières se ferment doucement sur ses yeux aux reflets mordorés, ces yeux qui luisent au milieu de sa frimousse de matou insolent. Et dans l’obscurité grandissante, assis sur son trône de pierre, on pourrait jurer qu’il rit, le chat de Topkapi.

Halte sibérienne.

Les bâtiments décrépits de Krasnoïarsk disparaissent derrière nous, tandis que le soleil d’août renonce à nous aveugler comme la matinée avance. Le 4×4 traîne sa remorque sur le long ruban noir traçant à travers les étendues sibériennes. Les heures s’égrènent suivant l’allure constante et pesante du véhicule tandis que le paysage encore sauvage et monotone déploie des murailles de sapins et de bouleaux comme autant d’incitations à poursuivre notre route. L’un de mes compagnons profite d’être à l’arrière pour dormir en prévision de la conduite de nuit. Derrière lui, un réfrigérateur maintient aussi bien provisions qu’échantillons de vase au frais. La vase contient des œufs de daphnies, un crustacé d’eau douce dont l’étude occupe mon existence actuelle. L’épopée étrange à laquelle nous nous livrons a pour but de récupérer le plus possible de ces œufs, mais déjà nous sommes en retard pour visiter les étangs préalablement sélectionnés par le conducteur et chef de l’expédition.

Quelques centaines de kilomètres après avoir quitté Krasnoïarsk, nous décidons de nous arrêter pour satisfaire quelque besoin naturel. L’aire de repos est bien loin des standards d’Europe continentale. Sur un parking non bitumé se garent en vrac camions poussiéreux, tracteurs, véhicules tout-terrain et parfois même d’antiques modèles soviétiques dont la survie précaire ne semble avoir été permise que par l’ingéniosité remarquable des habitants du cru. Je vois mon collègue s’avancer vers de branlantes cabanes en bois, que je suppose être les toilettes. Intuition qui s’avère exacte. En fait de toilettes il s’agit plutôt de latrines dont l’usage intensif est particulièrement souligné par la chaleur du mois d’août amplifiée par l’effet de serre et la décomposition. Je me contente d’uriner, et me sens soulagé de ne pas éprouver d’autre besoin.

Sortant de l’étuve nauséabonde, je reprends le chemin du véhicule. Le paysage est déroutant. Hormis l’aire, les traces de civilisation sont maigres et subtiles. La route, si droite en arrivant de l’ouest, est déviée par une colline sur laquelle se perche une forêt de bouleaux. Au loin s’étend une mosaïque de prairies, de pinèdes et de bois de feuillus. Les prairies laissent voir les traces de 4×4, minces fils qui s’étirent dans les herbes hautes. Le soleil commence à baisser, les ombres des camions s’étirent et la lumière est comme irréelle, crue et sans guère de nuances.

M’approchant de la voiture j’ai la surprise de voir mon collègue pester tout en démontant le cadran entourant le volant, tel un voleur tentant d’établir le contact sans clé. Ce qu’il cherche à faire en vérité puisqu’il semble que le système antivol du véhicule bloque tout démarrage. N’étant guère versé en mécanique, je me contente d’observer l’art du bricolage à la sauce russe, qui implique l’utilisation d’une caisse à outils particulièrement bien fournie. De l’ère soviétique, mon conducteur a gardé des capacités de mécanicien assez spectaculaires qui n’auront de cesse de m’impressionner durant le reste du voyage.

Les minutes, puis les heures passent. Les camions vont et viennent. Les visages de ceux qui s’arrêtent sont contrastés, allant du blanc slave aux yeux bleus à l’asiatique au teint cuivré qu’on se prend à stupidement imaginer vêtu en guerrier mongol. Ce sont des visages marqués, dont les traits reflètent une vie plus frugale, plus concrète, et probablement plus conflictuelle. Néanmoins on y trouve rarement de l’agressivité. Tant pis pour le stéréotype du rouge communiste dévoreur d’enfants.

La faim commençant à se faire sentir, nous laissons notre conducteur se débattre avec le démarreur désossé sous les regards à peine intrigués de deux passants. La petite auberge propose des pelmeni, sortes de ravioles farcies de viande hachée et le plus souvent accompagnées de crème. Les tables sont recouvertes d’une toile cirée à carreaux, que la serveuse bouriate finit par recouvrir d’assiettes fumantes. Quelques mouches tourbillonnent dans l’air lourd. Mon collègue est soucieux, et je songe aux prélèvements que nous n’aurons probablement pas le temps de faire puisqu’il nous faut être à Irkoutsk dans la soirée. Cinq-cents kilomètres, une paille.

Le soleil tombe sur l’horizon. Les voitures antédiluviennes continuent de cahoter sur la route, parfois dépassées par des berlines modernes bien plus rapides. Dans le café-restaurant la télévision diffuse les actualités russes. Ne comprenant pas la langue, j’ai tout le loisir d’observer le jeu de manipulation qu’opèrent les images. Les séquences suggèrent la guerre en Ukraine, présentent des entretiens avec des rebelles et des conférences de presse où dissertent des hommes importants. Je note avec intérêt que se trouver dans l’autre camp ne modifie pas fondamentalement l’aspect tragi-comique que recèle le traitement de l’information. Puis passe une série policière si mal jouée qu’elle en est comique même sans en comprendre les paroles. Les regards qui s’attardent entre la policière et son coéquipier suggèrent davantage une mauvaise formation d’acteur que la passion réfrénée. Désœuvrée, la serveuse regarde dehors d’un air absent. Sa rêverie est interrompue par un client réclamant du café. Toute la scène n’est pas sans faire songer à un équivalent slave des épopées de Steinbeck.

Enfin, notre réparateur improvisé annonce guilleret qu’il a pu faire redémarrer le moteur, ce qui me semble relever du miracle. Nous reprenons la route. Le chauffeur est serein. Un tic lui fait tendre périodiquement la main droite, toujours posée sur le volant, comme s’il cherchait à argumenter tout en conduisant. Mais ses yeux bleus se contentent de regarder la route, un peu rêveurs. Le soleil disparait dans des arabesques orangées, et je m’endors contre la vitre en regardant passer bois et forêts.

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Les regrets

Je rêve d’un jour où l’égoïsme ne régnera plus dans les sciences, où on s’associera pour étudier, au lieu d’envoyer aux académiciens des plis cachetés, on s’empressera de publier ses moindres observations pour peu qu’elles soient nouvelles, et on ajoutera “je ne sais pas le reste”.

Evariste Galois.

 

Les applaudissements n’en finissaient plus. Les conférenciers lui souriaient avec la déférence propre aux jeunes ambitieux qui espèrent être remarqués du Maître sans pour autant complètement le respecter, convaincus de leur supériorité future face à un vieux lion sur le déclin. Le vieux lion néanmoins, était encore vif et farouche, et s’il répondait mécaniquement par quelques paroles aimables aux courbettes de ses collègues, il ne pouvait s’empêcher de ressentir la lassitude que ce cérémonial provoquait sur son esprit secrètement désabusé.

Le PROFESSEUR se dirigea vers le pupitre, afin de recevoir le fameux prix X, qui devait couronner l’ensemble de SA carrière académique. Un autre illustre personnage présenta SA carrière fulgurante, depuis SES travaux fondateurs de doctorat en compagnie des plus brillants esprits du temps, jusqu’aux travaux audacieux de SA maturité, qui LUI valaient aujourd’hui le droit d’obtenir l’inestimable médaille.

IL contempla l’assemblée devant LUI. Au fond, de jeunes chercheurs et doctorants chahutaient ou se donnaient une mine solennelle selon leur caractère et leurs ambitions. Plus en avant, les rangées de seconds-couteaux, chercheurs en milieu de carrière qui n’en attendaient déjà plus grand chose et savouraient leurs névroses, rêvant d’être à SA place. IL songea en les voyant combien IL avait su bien manœuvrer, choisissant depuis toujours la meilleure formation, la meilleure école, le meilleur laboratoire, quitte à laisser de côté des projets plus chers à SON cœur mais moins susceptibles de LUI assurer les palmes académiques. Aux premiers rangs se tenaient SES pairs, ceux dont IL avait été le mentor, tous tenus par un réseau plus ou moins visible d’amitiés intéressées, d’intérêts bien compris, d’incompréhensions mutuelles, de mutuelles rancœurs. C’était toute l’humanité et sa comédie qui s’agitait ainsi devant LUI, attendant avec plus ou moins d’intérêt SON discours, que l’on espérait bref, conventionnel et respectueux.

IL se sentit soudain pris d’un léger vertige, comme un homme qui se réveille d’un rêve absurde, et vit tous ces gens tels qu’ils étaient, masse d’espoirs et de détresses, conditionnés par un système dont ils n’avaient plus la maîtrise bien qu’ils en fussent les constituants. Réduite depuis longtemps à un murmure, la voix qui venait de son cœur et de ses tripes se mit à hurler: “Pourquoi tout cela? A quoi bon cette reconnaissance sans joie et crispée?” Il songea à cette peinture, les Ambassadeurs, de Hans Holbein, où se dissimule par un effet d’optique un crâne humain, memento mori au milieu d’une scène de gloire et affichant la réussite des deux protagonistes du tableau. Il avait face à cet auditoire attentif la même sensation que celle qu’il avait éprouvée en découvrant la mort tapie en pleine lumière.

Son esprit d’ordinaire si concentré, se mit non pas à contempler ses contemporains mais lui-même. Venue du fond de son âme, une vieille colère se mit à sourdre, et pendant une minute ou deux il se sentit perdu. Un autre discours lui vint, une forme de confession, qui commençait ainsi:

“Je ne peux pas vous remercier pour ce prix. Il a été obtenu par le biais de pratiques discutables et douteuses. J’étais un homme avide de reconnaissance, de prestige, davantage intéressé par mon statut social au sein de ceux que je considérais comme l’élite des Hommes. La Science est respectable et un peu crainte, et j’y voyais le moyen d’affirmer mon ego en usant de mon esprit.

J’ai abusé de mes proches, de mes étudiants, prenant beaucoup, donnant peu, considérant que ma seule présence et mon prestige ruisselaient sur eux. Certains ont survécu et dépendent toujours de moi, d’autres se sont révoltés et ont parfois réussi, souvent échoué. Mais aucun n’a réellement pu tirer profit de mon mentorat. J’ai manipulé mes mentors pour leur extorquer des ressources, flatté leur ego, été dur avec les faibles et conciliant avec les puissants, jusqu’à pouvoir atteindre le sommet. J’ai dissimulé mes données, forcé la main aux autres chercheurs, refusé de divulguer trop de résultats pour en tirer moi-même tous les profits. Certaines de mes études auraient probablement été mieux conduites si d’autres avaient pu y contribuer, mais face aux autres requins, j’ai eu peur et ai aiguisé mes dents. Me voici gros poisson et je n’y trouve aucune noblesse.
Et pourtant mes buts étaient d’abord élevés. Je voyais le travail avec les meilleurs comme une condition nécessaire à ma liberté future. Chacun de mes actes, même inconscient, fut dirigé en vue de ce but. Et à force de compromis, à force d’accepter les règles, de faire preuve de pragmatisme, j’ai réussi, ai passé les mailles du filet. Le système, dont je voyais et vois toujours les failles avec acuité, parce qu’il m’a adoubé, m’a mis de son côté. Mes idées sont poussiéreuses, ma science austère, et ma compagnie âpre et sans vie. Encore suis-je chanceux car j’ai été assez haut pour ne pas concevoir trop d’aigreur. Mais les passions de ma jeunesse sont mortes et ne sont pas celles qui occupent ma science. Je suis productif et sans âme.

Pourtant on devrait faire de la Science comme on rit, comme on aime, comme on danse. Comme l’Art, elle est enfant de la Passion, pour qui a cette curiosité toute fraîche des choses du monde. Et elle se place bien au dessus de nos querelles d’ego. Elle est faite d’échanges, de courage, d’échecs assumés. Et si la trahison d’êtres opportunistes et médiocres vient s’y nicher, qu’importe? Nous aurons agi ainsi qu’il le fallait, selon nos règles. Soyons prêts à être trahis par des êtres moindres, mais ne jouons pas leur jeu puisque ce serait leur donner raison. Continuons de partager, d’aimer, de faire preuve de joie dans nos actions, nos recherches et nos combats. Ne teintons pas de peur nos actes. Et ainsi, peut-être aurons-nous mérité d’être appelés honnêtes hommes.”

Il jeta un œil à la foule qui s’interrogeait sur ce silence qui durait depuis déjà quelques minutes. IL reprit ses esprits, constata combien ces gens attendaient de LUI, et ne put résister à ce penchant qui LUI conférait sa prodigieuse propension à la réussite. Se sentant rempli de LUI-même, IL entreprit le discours qu’IL avait soigneusement préparé pour cet instant de gloire. Et ravalant SES vieux doutes rances, IL jeta à la face du monde ce qu’il voulait entendre, et non ce qui devait être entendu.

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A propos de partage…

http://www.cell.com/trends/ecology-evolution/abstract/S0169-5347%2815%2900185-8

Songe d’une nuit d’été

C’est un soir d’été. J’arpente les quais longeant la rive Nord du Rhin, contemplant l’architecture typiquement germanique, respirant l’odeur mêlée de barbecue et de cannabis. Les roses trémières sont en fleurs et l’eau clapote gentiment sur les galets. Mon esprit n’est fixé sur rien et la lumière mouvante du soir tombant imprime à mon âme une paisible mélancolie.
Une pensée fugace me prend, qui prétend me rappeler la vanité des choses, est-ce le spectre de Saint Augustin? Je l’écarte, agacé, et m’assieds sur un banc pour délasser mes pieds de ma marche pourtant peu exigeante. Le vent bruisse doucement dans les platanes qui me surplombent. J’admire la petite fontaine représentant un basilic aux ailes déployées, symbole et gardien traditionnel de la ville. Je me prends à imaginer l’antique camp romain qui devait trôner au sommet de la colline. Une cathédrale le remplace désormais.
Basel_3 Le soleil est près de s’écrouler dans le Rhin, et les traînées rougeâtres de son agonie journalière envahissent le ciel. Un moteur vrombit. Sur une péniche, des gens dansent au rythme lancinant de la musique techno. Je poursuis ma promenade, et vois le lit du fleuve s’élargir encore et encore, des montagnes surgissent, c’est le Léman qui scintille, et l’eau doucement rosée semble répondre au ciel. Encore quelques pas, c’est le Baïkal, l’air s’emplit d’une odeur de fumée et semble à son tour faire écho au feu du ciel et de l’eau. Tout est vaste, immense et beau. Un enfant joue sur les galets. Il semble heureux. Derrière moi dans la steppe galopent les chevaux.
Russie_72 Le ciel s’éteint, je prends une photo du pont qui surplombe le fleuve. Déjà je sens que cette nuit est étrange. Et mon esprit, alarmé, cherche une cohérence. Je dérape, repousse Morphée, retombe en réalité. Mes pensées se recroquevillent, le froid de la nuit me ramène à ce petit deuil annuel. L’été n’est plus, et tel était son éloge funèbre.

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Note sibérienne

Le 4×4 poussiéreux entreprend de franchir dans un ultime rugissement la dernière montée qui nous dissimule le lac Baïkal. Inquiets, quelques spermophiles prennent la fuite face au monstre. La vue qui s’offre alors est à couper le souffle: devant nous s’étendent des eaux cristallines baignant les collines sur lesquelles ne pousse qu’une herbe folle déjà jaunie par l’été avancé. Nous campons dans ce cadre splendide. Au matin suivant, le soleil donne aux eaux des teintes mordorées, et le ciel semble empli de poussière d’or.

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Cette vision assurément poétique ferait presque oublier la cause première de ces flamboyants matins. Durant tout l’été d’importants incendies de forêt dans la région du Baïkal ont alimenté l’air en fumées qui donnent un aspect brumeux au lac. On pourrait, face à ce memento mori, à l’instar de Baudelaire évoquer la beauté inhérente à la mort et à la destruction; ou tel un Hugo disserter en deux-cents vers épiques sur la fragilité du colosse qu’est la Nature. N’ayant pas de tels talents, je me contenterai d’ajouter que cette situation perdure depuis quelques années déjà, et que les effet de la sécheresse ont déjà fait reculer certains lacs sibériens de manière impressionnante. Une situation qui ne risque guère de s’arranger avec les changements climatiques en cours.

J’en connais qui vouent une admiration un peu malsaine à Poutine et à son esprit supposément pragmatique. Il ne semble pourtant pas que son bras héroïque et vengeur soit d’une quelconque valeur dans ce contexte brûlant.

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Dernière note: en guise de clin d’œil à mon collègue Joris Bertrand, sachez que j’ai pris la première photo en réduisant l’ouverture à f/10, pour un temps de pose d’un centième de seconde avec un objectif Tamron 18-250mm réglé à 18mm. Le traitement du fichier sous Camera Raw dans Photoshop CC 2014 a consisté en une légère augmentation du contraste et de la vibrance.

Bons baisers de Russie.

Tartuffe et Rabelais

“Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme.”

Vous l’aurez reconnu, c’est ce bon vieux Rabelais qui nous fait la leçon dans Pantagruel. Il est vrai qu’il insiste un peu avant ce passage sur la nécessité d’être un bon chrétien, mais je ne produirai pas les preuves de cette faiblesse. Après tout, c’était un homme de son temps. J’aurais, certes, également pu citer son “Il n’y a qu’une antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse.” Mais cette digression ne sert guère mon propos. Pour reprendre: il faut le reconnaître, certains scientifiques n’ont aucune conscience.

Non qu’ils n’aient aucune forme de morale ou d’éthique. La plupart du temps ils se conforment au règles qui leur ont été (mal) enseignées et ne vont pas chercher plus loin. Car, contrairement à ce que certains idéalistes peuvent penser, le scientifique n’est pas obligatoirement habité par des valeurs morales très élevées. Même sa curiosité ne parait pas toujours très affûtée. On peut après tout faire preuve d’indulgence: ce travail demande de plus en plus de maîtriser des connaissances techniques complexes, qui laissent de moins en moins de place à la prise de recul et à la réflexion. On blâmera la pression politique, la nécessité toujours croissante de justifier son travail par des publications et les traditionnelles demandes à toutes les institutions imaginables de quelque bourse “d’excellence”, tous éléments poussant lentement le brave biologiste dans la neurasthénie ou la frénésie, c’est selon. En bref, le scientifique a toujours un peu la tête dans le guidon, et les considérations philosophiques passent à la trappe.

Néanmoins on tombe parfois sur des cas extrêmes. En voici pour témoignage cet article, paru récemment dans un magazine que vous ne trouverez probablement jamais en salle d’attente, Science. Pour la smala, et ceux qui ne sont pas familiers du monde de l’édition scientifique, ce magazine est considéré comme très prestigieux car de nombreux travaux novateurs y sont publiés régulièrement. Il s’agit donc d’un journal dont l’impact sur l’univers des laboratoires est à la mesure de cette aura.

Bien, que dit cet article? En somme que pour mener à bien une carrière scientifique, il vous faudra vous faire remarquer au plus vite par vos collègues. Le postulat est que tous les pontes et chefs de laboratoires ont déjà une idée de qui les intéresse pour le recrutement. Pour mettre toutes les chances de votre côté, en plus de la traditionnelle course à la publication et du travail à la sueur aigre de votre front vérolé par une mauvaise hygiène de vie, il vous faudra séduire toute personne détenant une responsabilité dans le processus d’embauche (ce qu’en termes plus grivois on appelle: faire de la lèche).

Pourquoi pas me direz-vous? Tant que vous réussissez à vous placer et à ne pas trop perdre votre âme, on peut bien jouer les Machiavel et se dire que la fin justifie les moyens. Bon c’est un raisonnement qui mène à une pente très glissante. Et in fine, si vous en arrivez à ne privilégier que les relations qui vous sont directement utiles, au détriment de toute autre forme d’intérêt affectif ou intellectuel, vous finirez soit sociopathe, soit en Homo economicus parfaitement rationnel. Et vivre à la Commission européenne n’a pas l’air très satisfaisant.

Mais admettons. Jusque là ce n’est pas ce qu’il y a de pire, juste du management à la petite semaine. Non, là où ça devient drôle, c’est que l’auteur explique que s’il a pu réussir, c’est grâce à un travail acharné de 17 heures par jour, une épouse aimante qui bien qu’elle aussi scientifique accepta de prendre sur elle de s’occuper du foyer (ah, merci femme), une hygiène de vie réduite à la portion congrue. Sans omettre, et c’est là le plus savoureux, que ce brave homme se rendit visible en posant systématiquement des questions à tous les séminaires auxquels il assistait, après avoir pris soin de passer ostensiblement devant le bureau du recruteur potentiel. Personnellement, rien ne m’irrite davantage que les fayots qui posent des questions parfois à côté de la plaque ou évidentes pour montrer qu’ils existent.

Désormais, sa vie est merveilleuse: il a pu obtenir le poste auquel il aspirait, sa femme a fini par trouver un travail également, et ses enfants sont tous deux engagés dans des études supérieures qui les mèneront allègrement vers le chômage. Ou la recherche, allez savoir, s’ils ont hérité des qualités paternelles.

Et là, à la fin de cette lecture, vous commencez à ressentir ce sentiment étrange qui oscille entre horreur et soulagement. Cette sensation que l’on éprouve quand on comprend qu’en réalité on a juste affaire à un profond idiot au lieu du génie auquel on s’attendait. Je ne m’attarderai pas sur le modèle familial désastreux, ni sur l’exagération des 17 heures de travail par jour, ni sur le fait qu’il passe allégrement d’une corrélation entre son attitude et son recrutement à une causalité (alors qu’il est tout à fait possible qu’il ait été recruté en dépit de son attitude). Pour les anglophones vous pouvez consulter cette réponse bien faite.

Cet homme est incapable de remettre son parcours dans le contexte d’alors, est arrogant et donneur de leçons, et surtout propose comme solution un modèle qui laisse entière la question de savoir pourquoi il fait de la recherche? Est-ce vraiment, comme on est en droit de l’espérer, pour assouvir sa curiosité, rendre explicable le monde, partager des connaissances? Ou n’est-il qu’un Tartuffe qui cherche seulement à obtenir davantage de pouvoir, dans cette branche de la science qu’il a choisie comme il aurait pu choisir d’être avocat? Et surtout, cette question fondamentale qui me taraude depuis toujours: pourquoi ce besoin de donner des conseils en étalant les couilles sur la table (moralement parlant)? C’est fort peu hygiénique (sur le plan moral toujours).

Nous vivons avec la recherche de rentabilité en sciences une époque intéressante où la passion fait place à la stratégie de carrière. Espérons que l’esprit rabelaisien ne disparaisse pas tout à fait en recherche, là où il devrait être le plus présent. En attendant une hypothétique abbaye de Thélème.