Le chat de Topkapi

Le soleil dérive lentement vers l’horizon, laissant derrière lui un ciel flamboyant. Les entêtantes fragrances que laissent flotter quelques massifs de fleurs généreusement arrosés semblent épaissir encore la chaude atmosphère du mois de mai. Au sein de cette langueur tranquille, l’appel des muezzins attire lentement aux mosquées des centaines de fidèles ; tandis que dressant ses minarets et ses coupoles millénaires, l’ancienne basilique Sainte-Sophie règne sereinement sur le paysage en défiant sa jeune sœur aux céramiques bleues.

Dans ce tableau aux teintes délicatement orientales, un chat, l’air fier et souverain, arpente les jardins de Topkapi. Le félin, paré seulement de son pelage fauve et d’une dignité assurée, avance paresseusement dans les allées bordées de roses et de tulipes aux teintes éclatantes. Recevant les offrandes de touristes attardés, ses yeux d’agate parsemés d’éclats dorés semblent voir bien plus loin que n’importe quel regard de mortel. Il daigne parfois accorder la douce aumône de sa fourrure aux mains empressées de visiteurs charmés.

27308032711_ca513d318a_o

Quand le jour cède lentement la place au crépuscule, tandis que la lune monte et arbore un croissant semblable à celui du drapeau national, il aime à étirer son corps élastique pour négligemment contempler la foule déambulant dans les jardins en contrebas du palais. Dans l’œil presque divin du noble animal se reflètent les hommes, grands ou misérables, et les plus petits secrets.

Ici, des touristes aux ventres gras et mous, vêtus de pantacourts et de t-shirts personnalisés révélant bras potelés, genoux cagneux et cuisses constellées de cellulite, tentent d’orienter la perche portant un téléphone dernier-cri afin de cadrer leurs visages congestionnés. S’éloignant d’eux, un couple s’empresse de rentrer, l’homme barbu, la femme vêtue d’une abaya noire la dissimulant au monde. La femme porte une glace à sa bouche, et oublie son voile un quart de seconde, manquant de peu de se barbouiller de crème glacée. Un peu à l’écart, aperçu seulement du chat complice, l’unique témoin de la scène étouffe un rire sarcastique. C’est un jeune occidental idéaliste qui aime à se plonger dans des pensées qu’il croit profondes et frappées du sceau du progrès. Il reprend son chemin sans vraiment comprendre ce qui l’entoure, bien que son appareil photographique soit empli des clichés de lieux dont la seule histoire ne pourrait loger dans l’esprit d’un seul homme.

Plus loin un homme racle le fond de sa gorge et fait profiter sans vergogne de ses miasmes infâmes des passants blasés. Un groupe de femmes s’avance, et toutes portent de chatoyants foulards sur leurs cheveux, qui leur donnent l’air de pétales soyeux poussés par un vent fripon. Elles croisent un autre troupeau, arborant fièrement du haut de leur récente puberté jeans troués et hauts trop courts. Les deux camps se croisent et s’ignorent.

26831304733_6413536ce7_o

Le chat s’ennuie, il baille et révèle des crocs jaunis. Il reprend son inspection vespérale au son des perruches qui piaillent dans les arbres dont les frondaisons portent une ombre de plus en plus épaisse sur le jardin public. Il ignore les oiseaux. Passant près d’un banc, il tombe sur un couple d’amoureux esquissant de vagues projets d’avenir, tentant de donner forme et consistance à une relation déjà bien morne. Au loin des enfants jouent, surveillés par des parents amusés et attentifs.

La nuit tombe, les fidèles se sont assemblés, ont procédé ensemble à leurs ablutions et prié. Ils sortent en masse compacte des mosquées. Le chat regagne son repaire, et contemple encore une fois la foule humaine pressée quitter le parc. Il est serein, un bout de langue rose dépasse légèrement de sa gueule. Il contemple, n’analyse rien, ne juge pas. Il sait que les choses sont, ne se préoccupe pas de leur signification. Il règne, en maître inconnu de ses esclaves, tel un roux poussah, zen et gras. Ses paupières se ferment doucement sur ses yeux aux reflets mordorés, ces yeux qui luisent au milieu de sa frimousse de matou insolent. Et dans l’obscurité grandissante, assis sur son trône de pierre, on pourrait jurer qu’il rit, le chat de Topkapi.