Dies Irae, ou l’ivresse de l’ambitieux.

Il est un fait que peu comprennent, et qu’encore moins acceptent : la réussite des rêves du plus minable implique généralement le renoncement du plus élevé. C’est une loi évidente mais passablement désagréable car elle suppose l’existence d’une hiérarchie des valeurs qui laisse la part belle à l’individualisme.

Pas cet individualisme qui consiste à tout miser sur la cupidité en la travestissant en pragmatisme, ou en en faisant la norme d’un univers étriqué et misérable à la hauteur de l’aréopage de boutiquiers et méprisables larves humaines de tous les partis et tous les camps. Non, pas le petit orgueil de ces chrysalides figées en un rictus cynique et boursouflées de privilèges et d’orgueil, dont la compréhension de la beauté ne dépasse pas le rebord du caniveau dans lequel pataugent d’ordinaire le cuistre, l’escroc et le marchand d’armes.

Non, il faut parler en ce cas de la recherche permanente de ce qui rend l’individu particulier, son intérêt, ce qui le fait croître dans le sens noble du terme et qui ne s’explique pas, ou alors seulement par le truchement toujours biaisé et trop souvent terne des philosophes. Hors ces intérêts convergent rarement, et certains sont plus communs que d’autres. Et cela génère une asymétrie.

Comme lorsqu’un ami prétend que vous lui manquez, mais n’entreprend jamais un voyage pour vous rendre visite, quand vous entreprenez sans cesse l’inverse. Ou lorsqu’une femme prétend vous aimer toujours mais vous utilise comme simple miroir de son propre narcissisme. Ou, encore, lorsqu’un universitaire prétend libérer votre esprit et ne fait de vous qu’un outil de sa mesquine réussite académique. Cela lasse et use.

La plupart des hauts sentiments sont galvaudés et canalisés, réduits en une mélasse insipide quand il sont repris par des cœurs et des esprits qui sont incapables de les ressentir de manière absolue. Non que ces sentiments soient, par essence, absolus. Mais s’inventer et démonter sans cesse des idoles, en jouer tout en conservant un sérieux total dans leur conception et leur destruction, voilà peut-être une des plus hautes facultés de l’esprit humain.

Il est facile et confortable de se contenter d’idéalisme, de reporter l’impossibilité d’accomplir un rêve ou une ambition sur le compte d’un manque de soutien, d’un système corrompu, tout en acceptant l’échec inéluctable. Mais le fait est que l’action n’a pu être menée, que le rêve est brisé et que l’élan est perdu.

De la religion au Communisme, de l’Amour à la Science, le monde actuel ne permet plus guère l’émergence de caractères uniques. On nous incite à croire que nous partageons des valeurs, nous unissons en camps homogènes, alors que les faits témoignent toujours plus de la tension que génère le grouillement croissant de nos congénères. Aussi, lorsque l’on gît sans recours, sans plus de force pour poursuivre, et qu’on refuse ce pavot qu’est l’idéalisme, il ne reste rien. Et certains préfèrent embrasser ce néant que se résigner à supporter les jeux d’ombres et de lumière que constituent les discours répétés de l’Idéal.

Ma foi, si ces nihilistes réussissent, pourquoi pas moi ? L’originalité ne saurait rendre heureux, ou en tout cas n’est guère apaisante. Aussi demain fondrai-je dans cette absurdité. Et comme le dirait un Rastignac: “À nous deux maintenant ! ”

Mais je n’y crois guère…