Invitation au voyage.

“Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? ”

Lévi-Strauss.

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Dans le couloir d’un Institut helvétique, une femme aperçoit un collègue et lui demande : “Comment c’était l’Ethiopie?”. L’homme hésite à répondre, empli de sentiments contradictoires. Une scène apparemment banale.

Plantons le décor. L’homme ainsi interpellé est un biologiste, revenant d’une mission d’une dizaine de jours durant laquelle il s’est familiarisé avec le terrain de son prochain projet. Le projet portera essentiellement sur les amphibiens et leur riche biodiversité dans cette région du monde. Il se doute bien, en tant qu’éphémère chroniqueur des Heures de cette contrée inconnue, que son récit suscite une curiosité sincère. Alors pourquoi les mots lui manquent-ils, quand l’intérêt de ses contemporains ne peut que titiller agréablement son ego ?

L’Afrique noire nous demeure inconnue. Le continent qui vit nos ancêtres cheminer vers la conscience demeure une contrée fantasmée pour beaucoup, faite de barbares dansant comme des diables, d’animaux sauvages et de nature plutôt hostile, occasionnellement saccagée par des braconniers et autres forestiers peu scrupuleux. La réalité, pour peu qu’on puisse l’appréhender en un temps si court, est évidemment plus complexe et moins “pittoresque”.

L’Ethiopie est un pays ancien, contemporain des antiques égyptiens et de l’Empire romain ; on la connait alors sous le nom d’Aksoum. C’ est également l’un des seuls pays africains ayant résisté à la colonisation, si l’on omet la courte occupation italienne durant la Seconde Guerre Mondiale. Le sud du pays est ironiquement une colonie de l’Ethiopie originelle, envahi par l’empereur Ménélik II afin d’éviter une trop grande mainmise des occidentaux dans la région.

L’Ethiopie est un pays pauvre. Le milieu naturel a été ravagé par une exploitation agricole massive et désordonnée, révélant le long des routes des chapelets de métairies. Au milieu des routes, troupeaux de chèvres et de bovins semblent tranquillement compter sur une esquive à la dernière seconde des conducteurs empressés, ne daignant se mouvoir que lorsque les grondements des véhicules se font plus pressants. A perte de vue s’étendent des champs labourés à l’araire ; des plantations d’eucalyptus, arbre ayant le mérite de pousser rapidement, ont depuis longtemps éliminé toute trace de forêt primaire. Seuls quelques acacias rappellent l’Afrique par leur forme en ombrelle si caractéristique.

L’Ethiopie est un pays où l’on est pragmatique. Apercevant sur le trottoir près d’une voie de sortie un homme face contre terre, le narrateur hésitant demande au chauffeur de reculer pour s’aviser du sort du malheureux. Le conducteur, avisant le corps étendu, rit tranquillement et explique que cet homme n’est jamais qu’un ivrogne, que la rue est passante et qu’il ne serait de toute façon pas pris en charge pour si peu dans un hôpital, si tant est que les embouteillages monstres d’Addis Abeba permettent de l’y amener avant qu’il ne soit dégrisé. Et d’enfoncer le champignon pour se dégager de la bretelle.

Au fond l’Ethiopie, par les drames et les joies qui s’y nouent, n’est guère différente des contrées helvétiques. On y aime, hait, danse et chante tout aussi bien, voire mieux. Paradoxalement, c’est la trop grande similarité d’environnement due à un mode de développement anarchique qui suscite le malaise. En recevant au visage la caricature d’un idéal occidental, le voyageur ne sait plus guère s’il est dépaysé, ou au contraire trop chez lui, trop proche de ses habitudes. Après tout, il bénéficie de toutes les rares infrastructures, mange bien. Il lui arrive même de se sentir trop rassasié. Certes, il dort parfois dans de mauvais hôtels aux robinets raccordés au néant, mais ces caricatures lui laissent un certain sentiment de familiarité.

Cet homme qui s’apprête à conter son histoire doit faire face à l’aporie causée par le décalage entre le motif de sa présence et la simple et brutale réalité du pays qu’il arpente. Vraiment, capturer des batraciens, étudier la biodiversité dans ce qui semble être au delà de tout secours? Il sait que le seul mot “biodiversité” n’est le plus souvent qu’un agréable prétexte. La biologie est un petit univers en soi, où la quête du succès d’estime et la satisfaction de la curiosité prévalent souvent sur la recherche du bien commun. Une marionnettiste lui a d’ailleurs reproché une fois son manque d’intérêt pour les autres hommes. Pourtant, il ne lui semble pas que l’égoïsme soit propre à la science. Et la vanité bien dirigée peut parfois bénéficier aux hommes, quand bien même la quête de ce bénéfice ne soit pas le véritable moteur de l’action menée. Peut-être les amendements et les réparations des êtres naturellement égoïstes pèsent-ils davantage dans la balance de la vie.

Il dira juste: “C’était intéressant. Et étrange.” Il est trop tôt, il faut attendre.

Cet épisode passé, il décrira avec davantage de détails ces sentiments sur un blog, tout en se demandant si le seul fait de raconter son voyage n’est pas l’extension d’une mentalité productiviste et vaine, qui cherche à maximiser le bénéfice social retiré de la découverte d’un nouvel environnement. Face à la complexité d’un pays nouveau et à ces immenses défis que l’on a à peine effleurés, on ressent une certaine forme de vanité. Le voyage se perd dans quelque chose de plus vaste et flou, son but semble anodin. Peut-être valait-il mieux se taire. Pourtant, on y trouve de la beauté. Et l’écrire est important. Et s’évertuer à protéger le peu de beauté qui reste, inciter autrui et soi-même à réagir face à ce qui semble inéluctable, voilà peut-être l’intérêt d’un tel récit.

 

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