Halte sibérienne.

Les bâtiments décrépits de Krasnoïarsk disparaissent derrière nous, tandis que le soleil d’août renonce à nous aveugler comme la matinée avance. Le 4×4 traîne sa remorque sur le long ruban noir traçant à travers les étendues sibériennes. Les heures s’égrènent suivant l’allure constante et pesante du véhicule tandis que le paysage encore sauvage et monotone déploie des murailles de sapins et de bouleaux comme autant d’incitations à poursuivre notre route. L’un de mes compagnons profite d’être à l’arrière pour dormir en prévision de la conduite de nuit. Derrière lui, un réfrigérateur maintient aussi bien provisions qu’échantillons de vase au frais. La vase contient des œufs de daphnies, un crustacé d’eau douce dont l’étude occupe mon existence actuelle. L’épopée étrange à laquelle nous nous livrons a pour but de récupérer le plus possible de ces œufs, mais déjà nous sommes en retard pour visiter les étangs préalablement sélectionnés par le conducteur et chef de l’expédition.

Quelques centaines de kilomètres après avoir quitté Krasnoïarsk, nous décidons de nous arrêter pour satisfaire quelque besoin naturel. L’aire de repos est bien loin des standards d’Europe continentale. Sur un parking non bitumé se garent en vrac camions poussiéreux, tracteurs, véhicules tout-terrain et parfois même d’antiques modèles soviétiques dont la survie précaire ne semble avoir été permise que par l’ingéniosité remarquable des habitants du cru. Je vois mon collègue s’avancer vers de branlantes cabanes en bois, que je suppose être les toilettes. Intuition qui s’avère exacte. En fait de toilettes il s’agit plutôt de latrines dont l’usage intensif est particulièrement souligné par la chaleur du mois d’août amplifiée par l’effet de serre et la décomposition. Je me contente d’uriner, et me sens soulagé de ne pas éprouver d’autre besoin.

Sortant de l’étuve nauséabonde, je reprends le chemin du véhicule. Le paysage est déroutant. Hormis l’aire, les traces de civilisation sont maigres et subtiles. La route, si droite en arrivant de l’ouest, est déviée par une colline sur laquelle se perche une forêt de bouleaux. Au loin s’étend une mosaïque de prairies, de pinèdes et de bois de feuillus. Les prairies laissent voir les traces de 4×4, minces fils qui s’étirent dans les herbes hautes. Le soleil commence à baisser, les ombres des camions s’étirent et la lumière est comme irréelle, crue et sans guère de nuances.

M’approchant de la voiture j’ai la surprise de voir mon collègue pester tout en démontant le cadran entourant le volant, tel un voleur tentant d’établir le contact sans clé. Ce qu’il cherche à faire en vérité puisqu’il semble que le système antivol du véhicule bloque tout démarrage. N’étant guère versé en mécanique, je me contente d’observer l’art du bricolage à la sauce russe, qui implique l’utilisation d’une caisse à outils particulièrement bien fournie. De l’ère soviétique, mon conducteur a gardé des capacités de mécanicien assez spectaculaires qui n’auront de cesse de m’impressionner durant le reste du voyage.

Les minutes, puis les heures passent. Les camions vont et viennent. Les visages de ceux qui s’arrêtent sont contrastés, allant du blanc slave aux yeux bleus à l’asiatique au teint cuivré qu’on se prend à stupidement imaginer vêtu en guerrier mongol. Ce sont des visages marqués, dont les traits reflètent une vie plus frugale, plus concrète, et probablement plus conflictuelle. Néanmoins on y trouve rarement de l’agressivité. Tant pis pour le stéréotype du rouge communiste dévoreur d’enfants.

La faim commençant à se faire sentir, nous laissons notre conducteur se débattre avec le démarreur désossé sous les regards à peine intrigués de deux passants. La petite auberge propose des pelmeni, sortes de ravioles farcies de viande hachée et le plus souvent accompagnées de crème. Les tables sont recouvertes d’une toile cirée à carreaux, que la serveuse bouriate finit par recouvrir d’assiettes fumantes. Quelques mouches tourbillonnent dans l’air lourd. Mon collègue est soucieux, et je songe aux prélèvements que nous n’aurons probablement pas le temps de faire puisqu’il nous faut être à Irkoutsk dans la soirée. Cinq-cents kilomètres, une paille.

Le soleil tombe sur l’horizon. Les voitures antédiluviennes continuent de cahoter sur la route, parfois dépassées par des berlines modernes bien plus rapides. Dans le café-restaurant la télévision diffuse les actualités russes. Ne comprenant pas la langue, j’ai tout le loisir d’observer le jeu de manipulation qu’opèrent les images. Les séquences suggèrent la guerre en Ukraine, présentent des entretiens avec des rebelles et des conférences de presse où dissertent des hommes importants. Je note avec intérêt que se trouver dans l’autre camp ne modifie pas fondamentalement l’aspect tragi-comique que recèle le traitement de l’information. Puis passe une série policière si mal jouée qu’elle en est comique même sans en comprendre les paroles. Les regards qui s’attardent entre la policière et son coéquipier suggèrent davantage une mauvaise formation d’acteur que la passion réfrénée. Désœuvrée, la serveuse regarde dehors d’un air absent. Sa rêverie est interrompue par un client réclamant du café. Toute la scène n’est pas sans faire songer à un équivalent slave des épopées de Steinbeck.

Enfin, notre réparateur improvisé annonce guilleret qu’il a pu faire redémarrer le moteur, ce qui me semble relever du miracle. Nous reprenons la route. Le chauffeur est serein. Un tic lui fait tendre périodiquement la main droite, toujours posée sur le volant, comme s’il cherchait à argumenter tout en conduisant. Mais ses yeux bleus se contentent de regarder la route, un peu rêveurs. Le soleil disparait dans des arabesques orangées, et je m’endors contre la vitre en regardant passer bois et forêts.

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