Le diable à la noce.

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Un jour, alors qu’il se morfondait dans les profondeurs chthoniennes, Satan reçut une invitation d’un réseau social bien connu. Ne soyez pas surpris: Satan a su se moderniser, contrairement à son collègue d’En Haut. Certaines mauvaises langues prétendent même qu’il possède des parts de l’entreprise : ce ne sont que commérages. Il y a bien longtemps que le Malin a ouvert le capital de l’Enfer, et que les OPA hostiles l’ont ruiné.

En cliquant sur l’irrésistible petit bouton de notification, il découvrit une page dédiée au mariage d’un ancien camarade de Chute. Il n’avait plus grand chose à faire, les âmes damnées ayant été délocalisées et réincarnées au Bangladesh, ce qui coûtait moins cher en énergie spirituelle selon ses comptables.

Aussi décida-t-il de se rendre sur Terre, où la cérémonie devait avoir lieu. Il revêtit son plus beau corps, celui d’un robuste Jordanien aux yeux brillants d’un noir de jais et aux cheveux bouclés, dont l’aspect lui rappelait le doux temps de ses confrontations bibliques. Le corps était revêtu d’un élégant costume trois pièces sobre et de bon goût. Il apporta également son violon, celui-là même sur lequel le sulfureux Paganini avait acquis sa virtuosité surhumaine.

Le mariage était religieux, ce qui n’était plus un problème pour lui depuis longtemps tant l’Église avait commis de péchés. Il était d’ailleurs probable que la Présence se fît d’autant moins sentir dans les églises que partout ailleurs. Il se prit à espérer que son ancien compagnon ait choisi à dessein un lieu aussi ironique, mais les retrouvailles étouffèrent bien vite cet espoir.

Son ancien camarade avait fait partie de la race des Grigori, ces esprits qui prirent goût aux femmes humaines et donnèrent naissance aux géants. Il avait cependant beaucoup perdu de sa superbe comme il gagnait en tour de taille, et ne se distinguait désormais plus de n’importe quel humain qui aurait abusé de la bière, bien qu’un vague effluve de charisme se dégageât toujours de lui. Sa femme était une grosse blonde filasse dont la mollesse transpirait par tous les pores. Sa surexcitation à l’idée d’avoir bientôt ferré un poisson bien plus gros qu’elle teintait inexorablement la dentelle de sa robe d’auréoles odorantes. Elle était entourée d’une bande de créatures horriblement attifées dont les tenues tentaient désespérément de mettre en avant des poitrines chétives et dissimuler des culs aux proportions dantesques. Les hommes portaient des costumes mal ajustés aux couleurs criardes et parlaient bruyamment tout en couvant du regard les demoiselles d’honneur.

Même face à un combat perdu d’avance, le Prince des Ténèbres sait manifester sa volonté corruptrice. Dégainant son violon, il proposa, tentateur, de jouer quelques Caprices et autres airs interdits qui sauraient allumer dans ces corps mous l’étincelle bachique qui ne demandait qu’à jaillir. Le choc fut grand de s’entendre répondre:

“Tu ne pourrais pas plutôt nous jouer le Canon de Pachelbel?”

Tenté par l’idée de faire sombrer toute la scène dans un gouffre de roches en fusion, il se retint, espérant toujours quelque coup de théâtre qui le mettrait en joie. Et jouant sereinement de son violon magique, il regarda se dérouler la cérémonie. Le prêtre mit en garde les jeunes mariés contre l’usure de la passion, et il ne put s’empêcher de noter que toute passion semblait déjà bien usée, non seulement entre les fiancés mais aussi dans le ton du prêtre et l’attitude légèrement ennuyée de l’assemblée. Le risque ne valait probablement pas tant de prévention.

La cérémonie, molle, longue, ennuyeuse et vide de sens s’acheva. Les mariés sortirent sur le perron, mitraillés par un photographe semi-professionnel qui trouvait dans ces événements le moyen de survivre, puisque ses travaux plus profonds et artistiques ne suffisaient pas à le nourrir. Le diable nota son adresse dans l’idée de revenir lui proposer quelque marché. Les artistes maudits l’avaient toujours amusé, et parfois même truandé.

Le diable se sentait cependant quelque peu frustré. Toujours pas de coup de théâtre, et tout se déroulait de la manière lourde et empesée si fréquente dans les mariages et la plupart des rites initiatiques dont le sens s’est perdu.

N’y tenant plus, il se dirigea vers son ancien camarade et lui confia son incompréhension:

“Est-ce l’amour qui te guide? C’est certes absurde mais même les meilleurs ont parfois un goût gâté.

-Non, pas vraiment.

-La Passion alors? C’est vrai qu’on peut y trouver davantage de distraction.”

-Lucifer, tu dois comprendre qu’il faut grandir à un moment. La rébellion c’est pour les adolescents, nous sommes grands désormais, il est temps d’être pragmatique. Avec elle je suis tranquille, elle me demande juste des enfants et tu sais que ce n’est pas une tâche très prenante pour les êtres surnaturels. Elle me fait oublier la solitude et l’absurdité du monde. Peut-être même un jour réussirai-je à l’aimer, avec le temps. Alors que toi, dans tes cavernes solitaires, tu ne peux pas oublier, et tu souffres et fais souffrir. Je ne t’envie pas, j’espère que tu sauras un jour revenir à la raison.”

Abasourdi par cette réponse d’une médiocrité insoutenable, le Diable prit congé en espérant qu’au moins le dîner serait l’occasion de corrompre une innocente vierge. Hélas il n’en restait plus guère et le plan de table l’avait placé à côté d’un vieil oncle qui regardait d’un air circonspect le teint sombre de ce voisin diabolique.

On aurait tort de croire que Satan approuve ces pratiques. C’est un misanthrope, et il ne fait guère de différence entre les races, le sexe et les religions. Puisque de mélanine il s’agissait, il encouragea un mélanome jusqu’alors discret à métastaser dans les artères du bélître. Composant avec le destin, il s’arrangea pour que ses futurs médecins fussent tous issus de minorités visibles. L’agonie fut terrible, mais c’est une autre histoire.

Alors qu’elle s’éclaircissait grâce à cette petite farce, son humeur s’assombrit de nouveau lorsqu’on lui proposa de rejoindre la chenille qui se formait. Il se demanda si toute la scène n’était pas une autre des humiliations du Père? Mais il ne sentait plus aucune trace de la Présence depuis bien longtemps déjà. Quant au Fils, il n’avait plus donné signe de Vie depuis sa dernière et éprouvante incarnation en Judée. Il se demanda si même ses Créateurs n’avaient pas perdu foi en l’Humanité. Il proposa la papauté au prêtre, mais celui-ci craignait trop le poids des responsabilités. Il tenta un jeune homme qui rêvait de passions brûlantes, mais celui-ci lui opposa sa peur des relations instables. Il tenta une jeune femme ambitieuse avec la perspective de voyages et d’un métier passionnant, mais celle-ci lui opposa sa crainte de la désapprobation si elle ne prolongeait pas la lignée familiale au plus tôt. Il proposa le talent à une aspirante-poétesse mais celle-ci opposa son angoisse d’être dépassée par ces émotions brûlantes qui gisaient en elle et que le Diable exposait.

Soudainement lassé de l’ignoble parodie qui se déroulait autour de lui, il se dressa et prit la parole comme il l’avait fait autrefois, dans la Cité qui surplombe les Plaines d’Armageddon. L’assemblée était néanmoins bien moins brillante qu’alors, et la plupart des invités titubaient sous les effets conjugués du champagne rosé et de l’intoxication alimentaire rampante que le traiteur indélicat avait causée en négligeant quelque peu les règles d’hygiène les plus élémentaires.

“Je vous ai bien observés, et suis prêt à rendre mon jugement. Vous êtes tous ici médiocres. Vos passions sont étouffées et presque toutes mortes, vous vivez dans de vieilles amitiés affadies. La plupart d’entre vous n’ont pas été capables d’utiliser le dixième de leurs capacités pour créer du nouveau. Vous vous satisfaites de ce que vous avez et en tirez fierté, mais la lâcheté n’est en rien une source légitime de fierté, sachez-le.

Même votre résistance à la tentation est molle. Comme je regrette le temps des sarabandes et des sabbats! Mais ces temps sont morts lorsque vous mîtes sur un piédestal tous ces simulacres médiocres de bonheur à bas prix. Vous avez tous perdu votre foi en vous-mêmes, ce qui, contrairement à l’athéisme, me déplait beaucoup.

Je vous condamne à cette vie, tout en étant pleinement conscients de ce que vous auriez pu être si votre volonté s’était exercée et vos peurs domptées. Adieu!”

Et laissant tomber une pluie de criquets sur la foule désarçonnée pour faire bonne mesure, Satan s’en retourna à son séjour souterrain. Là, près de l’Arbre de Science, éternel vaincu, il attend. Il sait que ces âmes seront siennes bientôt. Il n’en éprouve nulle joie.

 

Epilogue

Dans les sombres souterrains où le Tentateur songe, retentit faiblement une vieille prière qu’un photographe semi-professionnel se prend à réciter:

Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort

Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

Guérisseur familier des angoisses humaines,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,

Enseignes par l’amour le goût du Paradis,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

Engendras l’Espérance, — une folle charmante!

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut

Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud.

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi dont l’oeil clair connaît les profonds arsenaux

Où dort enseveli le peuple des métaux,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi dont la large main cache les précipices

Au somnambule errant au bord des édifices,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,

Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,

Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles

Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

Confesseur des pendus et des conspirateurs,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

 

Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère

Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!” *

 

Il sent l’intention, le désir brûlant, il sent la volonté farouche derrière les mots. Son temps reviendra. Et comme même les démons ont besoin d’espoir, il sourit.

 

 

*Les litanies de Satan, Charles Baudelaire.