L’ange nihiliste III.

Son premier réflexe fut de saisir le premier objet à portée de sa main pour en menacer l’intrus. Il l’ignorait alors, mais il devait être le premier mortel à tenter l’exorcisme d’un ange déchu à l’aide d’un cendrier.

“Qui êtes-vous? Que faites-vous chez moi?

In Lebensfluthen, im Thatensturm, Wall’ ich auf und ab, Webe hin und her! Geburt und Grab, Ein ewiges Meer, Ein wechselnd Weben, Ein glühend Leben, So schaff’ ich am sausenden Webstuhl der Zeit, Und wirke der Gottheit lebendiges Kleid. *

– A vos souhaits… Et ça ne répond pas vraiment à ma question.

– En fait cela y répond. Mais tu ne sembles pas aimer la poésie teutonne. ”

La créature se dégagea de l’ombre pour révéler un être humanoïde mais clairement inhumain, de haute stature, gracieux, et entièrement nu. Nudité qui résolvait par ailleurs la question du sexe des anges de manière univoque. Une vague odeur de soufre flottait dans l’air.

“Tu détiens quelque chose qui m’intéresse.

– Des vêtements? Désolé, mais C&A n’est pas ouvert le dimanche et je n’ai aucune affinité avec l’Armée du Salut…”

L’être autrefois céleste contempla l’impudent qui le narguait du haut de ses misérables calembours. Songer que son plan désespéré puisse passer par ce misérable mortel mal fagoté lui faisait regretter l’amateurisme dont le Créateur avait fait preuve en amenant à la réalité les êtres humains.

” Pour répondre à ta question en termes que tu peux comprendre, je fais partie de ces êtres supérieurs et anciens que vous, mortels, nommez djinns, anges, ou dieux. Pour faire court, je suis là pour accomplir les voies du Seigneur. Enfin du moins, c’est la théorie.”

Georges songea qu’il avait probablement affaire à un grand malade atteint de folie des grandeurs. Ces gens-là, croyait-il savoir, peuvent se montrer soudainement violent. Mieux valait prendre les devants. L’ange s’approchait peu à peu de lui, formidable et menaçant comme un orage sur le point d’éclater. Il se décida à jouer l’effet de surprise et lança le cendrier vers la tempe, espérant gagner le temps nécessaire à une retraite ordonnée. Face à lui, Azazel ne manifesta aucune surprise tandis que le projectile entamait sa course. Quelques millisecondes après avoir quitté la main de l’humain craintif, le cendrier arrêta sa course pour soudainement se tordre en étranges arabesques de lumière, avant de se résorber en flammes comme s’il n’avait jamais existé.

Le propre de la sagesse est de reconnaître ses limites. Et Georges, le regard fixé sur le plasma évanescent qui était autrefois son dépotoir à mégots, sut reconnaître qu’il avait affaire à un personnage hors du commun, bien que probablement dérangé d’une manière ou d’une autre. Autant jouer le jeu tant que la pyrokinésie serait dans l’équation. “Que me voulez-vous?” demanda-t-il tel un Jacob humilié, d’une voix qu’il espérait ne pas être trop hésitante.

La créature, comprenant que le spécimen en face de lui était quelque peu impressionné par son charisme surnaturel, s’arrêta et entreprit péniblement de sourire. Les anges ne sont pas particulièrement portés sur les relations sociales, et peuvent même montrer de sérieux troubles de la personnalité. Il est vrai qu’ils n’ont pas grand chose d’humain.

“Ce que moi je désire est sans réelle importance. Crois-moi, je ne te veux aucun mal. Bien au contraire, je veux faire de toi le Sauveur de ton espèce! Trop longtemps vous avez souffert et il est temps que les choses changent désormais”.

Le silence incrédule qui suivit ne prit fin que lorsque Georges fit remarquer que le dernier à s’être vu proposer une telle offre n’avait pas particulièrement bien fini.

“Il ne s’agit pas d’une quelconque rédemption par la souffrance, rassure-toi. D’autant que tu as des talents bien plus intéressants que ce brave charpentier. Non, ce que je t’offre est bien plus ambitieux.

– Vous faites toujours autant de détours avant d’en arriver à ce que vous voulez dire? C’est un peu tortiller du cul pour chier droit…

– Je souhaite t’aider à réaliser ce que l’Homme désire au fond de lui depuis longtemps, dit-il sans tenir compte de l’interjection grivoise de l’humain effrayé. Je veux t’aider à briser le joug de votre esclavage.

– C’est un délire du genre Occupy Wall Street c’est ça?”

L’ange commençait à trouver le côté sarcastique de son hôte un tantinet agaçant. Il préférait que les mortels le respectent, lui et le décorum solennel qu’il s’efforçait de mettre en place. Néanmoins cela réveillait en lui certains penchants anticonformistes qui ne lui déplaisaient pas. Il reprit en s’efforçant de dissimuler le trouble qui ne pouvait manquer de l’agiter du fait de sa nature céleste:

“Non. Ce que je te propose, c’est de t’attaquer à un bien plus gros poisson. Je t’offre de tuer Dieu.”

 

 

* Dans l’océan de la vie, et dans la tempête de l’action, je monte et descends, je vais et je viens ! Naissance et tombe ! Mer éternelle, trame changeante, vie énergique, dont j’ourdis, au métier bourdonnant du temps, les tissus impérissables, vêtements animés de Dieu ! Trad. de de Nerval