Les regrets

Je rêve d’un jour où l’égoïsme ne régnera plus dans les sciences, où on s’associera pour étudier, au lieu d’envoyer aux académiciens des plis cachetés, on s’empressera de publier ses moindres observations pour peu qu’elles soient nouvelles, et on ajoutera “je ne sais pas le reste”.

Evariste Galois.

 

Les applaudissements n’en finissaient plus. Les conférenciers lui souriaient avec la déférence propre aux jeunes ambitieux qui espèrent être remarqués du Maître sans pour autant complètement le respecter, convaincus de leur supériorité future face à un vieux lion sur le déclin. Le vieux lion néanmoins, était encore vif et farouche, et s’il répondait mécaniquement par quelques paroles aimables aux courbettes de ses collègues, il ne pouvait s’empêcher de ressentir la lassitude que ce cérémonial provoquait sur son esprit secrètement désabusé.

Le PROFESSEUR se dirigea vers le pupitre, afin de recevoir le fameux prix X, qui devait couronner l’ensemble de SA carrière académique. Un autre illustre personnage présenta SA carrière fulgurante, depuis SES travaux fondateurs de doctorat en compagnie des plus brillants esprits du temps, jusqu’aux travaux audacieux de SA maturité, qui LUI valaient aujourd’hui le droit d’obtenir l’inestimable médaille.

IL contempla l’assemblée devant LUI. Au fond, de jeunes chercheurs et doctorants chahutaient ou se donnaient une mine solennelle selon leur caractère et leurs ambitions. Plus en avant, les rangées de seconds-couteaux, chercheurs en milieu de carrière qui n’en attendaient déjà plus grand chose et savouraient leurs névroses, rêvant d’être à SA place. IL songea en les voyant combien IL avait su bien manœuvrer, choisissant depuis toujours la meilleure formation, la meilleure école, le meilleur laboratoire, quitte à laisser de côté des projets plus chers à SON cœur mais moins susceptibles de LUI assurer les palmes académiques. Aux premiers rangs se tenaient SES pairs, ceux dont IL avait été le mentor, tous tenus par un réseau plus ou moins visible d’amitiés intéressées, d’intérêts bien compris, d’incompréhensions mutuelles, de mutuelles rancœurs. C’était toute l’humanité et sa comédie qui s’agitait ainsi devant LUI, attendant avec plus ou moins d’intérêt SON discours, que l’on espérait bref, conventionnel et respectueux.

IL se sentit soudain pris d’un léger vertige, comme un homme qui se réveille d’un rêve absurde, et vit tous ces gens tels qu’ils étaient, masse d’espoirs et de détresses, conditionnés par un système dont ils n’avaient plus la maîtrise bien qu’ils en fussent les constituants. Réduite depuis longtemps à un murmure, la voix qui venait de son cœur et de ses tripes se mit à hurler: “Pourquoi tout cela? A quoi bon cette reconnaissance sans joie et crispée?” Il songea à cette peinture, les Ambassadeurs, de Hans Holbein, où se dissimule par un effet d’optique un crâne humain, memento mori au milieu d’une scène de gloire et affichant la réussite des deux protagonistes du tableau. Il avait face à cet auditoire attentif la même sensation que celle qu’il avait éprouvée en découvrant la mort tapie en pleine lumière.

Son esprit d’ordinaire si concentré, se mit non pas à contempler ses contemporains mais lui-même. Venue du fond de son âme, une vieille colère se mit à sourdre, et pendant une minute ou deux il se sentit perdu. Un autre discours lui vint, une forme de confession, qui commençait ainsi:

“Je ne peux pas vous remercier pour ce prix. Il a été obtenu par le biais de pratiques discutables et douteuses. J’étais un homme avide de reconnaissance, de prestige, davantage intéressé par mon statut social au sein de ceux que je considérais comme l’élite des Hommes. La Science est respectable et un peu crainte, et j’y voyais le moyen d’affirmer mon ego en usant de mon esprit.

J’ai abusé de mes proches, de mes étudiants, prenant beaucoup, donnant peu, considérant que ma seule présence et mon prestige ruisselaient sur eux. Certains ont survécu et dépendent toujours de moi, d’autres se sont révoltés et ont parfois réussi, souvent échoué. Mais aucun n’a réellement pu tirer profit de mon mentorat. J’ai manipulé mes mentors pour leur extorquer des ressources, flatté leur ego, été dur avec les faibles et conciliant avec les puissants, jusqu’à pouvoir atteindre le sommet. J’ai dissimulé mes données, forcé la main aux autres chercheurs, refusé de divulguer trop de résultats pour en tirer moi-même tous les profits. Certaines de mes études auraient probablement été mieux conduites si d’autres avaient pu y contribuer, mais face aux autres requins, j’ai eu peur et ai aiguisé mes dents. Me voici gros poisson et je n’y trouve aucune noblesse.
Et pourtant mes buts étaient d’abord élevés. Je voyais le travail avec les meilleurs comme une condition nécessaire à ma liberté future. Chacun de mes actes, même inconscient, fut dirigé en vue de ce but. Et à force de compromis, à force d’accepter les règles, de faire preuve de pragmatisme, j’ai réussi, ai passé les mailles du filet. Le système, dont je voyais et vois toujours les failles avec acuité, parce qu’il m’a adoubé, m’a mis de son côté. Mes idées sont poussiéreuses, ma science austère, et ma compagnie âpre et sans vie. Encore suis-je chanceux car j’ai été assez haut pour ne pas concevoir trop d’aigreur. Mais les passions de ma jeunesse sont mortes et ne sont pas celles qui occupent ma science. Je suis productif et sans âme.

Pourtant on devrait faire de la Science comme on rit, comme on aime, comme on danse. Comme l’Art, elle est enfant de la Passion, pour qui a cette curiosité toute fraîche des choses du monde. Et elle se place bien au dessus de nos querelles d’ego. Elle est faite d’échanges, de courage, d’échecs assumés. Et si la trahison d’êtres opportunistes et médiocres vient s’y nicher, qu’importe? Nous aurons agi ainsi qu’il le fallait, selon nos règles. Soyons prêts à être trahis par des êtres moindres, mais ne jouons pas leur jeu puisque ce serait leur donner raison. Continuons de partager, d’aimer, de faire preuve de joie dans nos actions, nos recherches et nos combats. Ne teintons pas de peur nos actes. Et ainsi, peut-être aurons-nous mérité d’être appelés honnêtes hommes.”

Il jeta un œil à la foule qui s’interrogeait sur ce silence qui durait depuis déjà quelques minutes. IL reprit ses esprits, constata combien ces gens attendaient de LUI, et ne put résister à ce penchant qui LUI conférait sa prodigieuse propension à la réussite. Se sentant rempli de LUI-même, IL entreprit le discours qu’IL avait soigneusement préparé pour cet instant de gloire. Et ravalant SES vieux doutes rances, IL jeta à la face du monde ce qu’il voulait entendre, et non ce qui devait être entendu.

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A propos de partage…

http://www.cell.com/trends/ecology-evolution/abstract/S0169-5347%2815%2900185-8