In memoriam

Une fine pluie tombe sur la petite église romane du XIe siècle, renforçant l’impression sinistre donnée par cet enterrement d’une notable de campagne. La façade particulièrement longue offre un abri précaire à la foule qui s’amasse lentement. Bien peu de jeunes dans cette foule, mais il est vrai qu’ici, les vieillards sont rarement amis de la jeunesse. Aux conversations banales succèdent les nouvelles de membres éloignés de la famille. L’ennui pèse au moins autant que le ciel de plomb.

Le froufrou des habits de deuil enfle soudain tandis que la voiture des pompes funèbres s’engage sous les remparts qui encerclent la maison de l’Eternel, l’isolant davantage d’un monde mortel qui s’évertue à lui échapper. Dans un ballet que la pratique a rendu assez fluide, le cercueil, remarquablement petit, passe devant l’assistance avant de s’engouffrer sous le porche aux accents byzantins. Dans un concert mêlant râles de vieillards et quelques couinements de cagots, la masse s’engage à sa suite, famille en tête. Le public prend place au sein de l’édifice bâti en des jours meilleurs pour le Saint Esprit. Le prêtre prend place devant l’autel, petit homme chauve sans envergure, dont l’habit richement décoré le rend moins semblable au ministre de Dieu qu’à celui d’un roi de carnaval. Des livrets sont disposés sur les bancs, incitant insidieusement chacun à prendre connaissance des paroles sacrées qui seront prononcées durant la cérémonie.

Une connaissance de la défunte, trop heureuse d’avoir le premier rôle, prend la parole pour insister sur les mérites et réalisations de la disparue. Lesquels se résument à une grande générosité (de façade), une grande capacité d’écoute des autres (et de mépris caché), et l’importance de sa maison dans le paysage local. La famille proche hésite entre hébétude et sarcasme, sachant trop combien la vérité est ennemie du cérémoniel engagé. Les enfants se souviennent des dernières paroles prononcées dans le délire, lorsque la matriarche s’affolait de leur situation financière supposée désespérée, tout en s’accrochant à son pécule en prétextant la nécessité pour elle de conserver de quoi survivre, même à l’orée de la fin. Le prêtre donne l’homélie, ose même le parallèle entre le comportement terrestre de la défunte et la sainteté sans avoir conscience de la profondeur cachée de sa comparaison. Les chants religieux sont peu suivis par une assistance groggy qui ne sait déjà plus très bien pourquoi elle est là. Si Dieu n’est pas mort, son agonie est bien avancée.

Tandis que la cérémonie s’achève, la première dame du prêtre annonce la réalisation d’une dernière volonté de la défunte, et cherche à lancer la lecture d’un CD de l’Ave Maria de Schubert. L’air de piano envahit l’église, avant de s’interrompre subitement. Par trois fois, tel un Saint Pierre électronique, l’appareil trahit l’assistance, empêchant le départ du cercueil et du prêtre, dont l’absence totale de foi transparait par son impatience à écourter cette énième répétition d’un rituel vidé de sa substance. Si Dieu n’est pas mort, les prêtres l’achèveront.

Le cercueil est enfourné à l’arrière du corbillard, recouvert de fleurs, et emmène le cortège vers le cimetière où doit s’achever le rituel. Le prêtre sort de l’église, plus rabougri encore sans la dignité empruntée de son habit liturgique. Autour de la tombe ouverte se presse l’assistance, prête à jeter les poignées de fleurs destinées à marquer le passage vers l’autre monde. Si Dieu n’est pas mort, la pensée magique l’enterrera vivant.

Tandis que s’accomplit le rituel, un employé des pompes funèbres tente de donner un semblant de profondeur mystique à la scène. Son discours, œcuménique, aligne des banalités qui ne réconfortent que les âmes prédisposées. Ces efforts – peut-être louables, peut-être pas – sont sapés par un collègue dont la sonnerie de téléphone, reprenant un air de Taylor Swift, lui fait lâcher le mot de Cambronne, étouffé trop tard. Il se réfugie derrière la fourgonnette pour ne plus reparaître. La pluie tombe plus fort. Alors, tandis que prend fin la mise en terre, que résonne encore un Ave Maria nasillard, et que le cercueil plonge dans les entrailles de la terre grasse, une camionnette publicitaire du cirque Zavatta braille dans l’air lourd:
“C’est l’événement de l’année!”

Et dans l’assistance, un rire mal étouffé finit de tuer Dieu.