L’ange nihiliste IV.

Les premiers essais furent calamiteux.

Changer un Univers façonné par une intelligence cosmique ayant un fort penchant pour l’ironie sadique n’est pas chose facile. Il s’avéra que la Création avait été réglée d’une manière particulièrement ingénieuse qui semblait devoir contrecarrer toute modification qui n’aurait pas reçu l’aval de son divin Horloger.

L’enseignement de l’ange était long et fastidieux. Sa seule présence semblait augmenter de manière drastique le potentiel de Georges. Après tout, comme première créature de Dieu, tissé du feu subtil émanant directement du Créateur (il aimait les formules un peu pompeuses), il disposait d’une réserve d’énergie cosmique prodigieuse. Lorsqu’ils combinaient leurs forces, c’était l’Univers entier qui semblait vaciller, le plus généralement dans une caricature absurde qui ne semblait pas choquer outre mesure ses habitants. Chaque nouvel essai apportait son lot de fantaisie macabre, et l’humain désemparé se sentait chaque fois un peu plus déconcerté.

Il avait d’abord fallu apprendre durant des mois à atteindre un niveau de concentration auquel peu de mortels étaient capables d’accéder. La connexion avec le Cosmos offrait à ses sens toutes les beautés et horreurs de la mécanique mise en place par son ingénieur. Une telle vision était très loin du Nirvana qu’il espérait naïvement atteindre au début de son initiation. Il avait le sentiment de voir l’histoire banale de son petit village se démultiplier à l’infini, rarement agrémentée de traits de génie, de passions brûlantes et de génocides, le tout emballé dans un abîme de vide intersidéral. Une chose était certaine, il n’y avait rien de nouveau sous tous les soleils de l’Univers.

Tout autre être vivant aurait rapidement sombré dans la folie, mais il bénéficiait du solide soutien d’une créature surnaturelle qui avait contemplé l’apparition de la vie sur des millions de monde différents. Le fait que cette créature eût été systématiquement déçue que le résultat ne menât jamais à un quelconque renversement de la prédestination ne faisait cependant rien de bon au moral de Georges.

***

Lors d’une soirée où le Déchu le laissa tranquille, il se prit à songer comment Azazel lui avait présenté l’entreprise qu’il se prenait maintenant à regretter. L’ange, en dépit de son aspect terrifiant et formidable, était un être profondément tenu par la compassion et l’empathie. Chaque millénaire apportant son lot d’horreurs aux humains et aux autres créatures de l’Univers, conscientes ou non, le poussait un peu plus vers le doute et la remise en cause du Plan de l’Éternel. Ce jusqu’à sa dégringolade finale dans le champ à Grangier.

“Considère donc toutes ces règles abjectes et kafkaïennes. La folie de la Prédestination. Comme si le Vieux avait un quelconque plan en tête assurant le bonheur des Élus. Mais je l’ai vu moi, se tenant au bord de l’Univers, la bave aux lèvres, plein de sa suffisance et persuadé de sublimer sa Création par la souffrance permanente, imposant sans cesse le ressentiment à ses créatures, les faisant ployer sous son joug sans jamais les laisser créer quelque chose qui soit d’eux, qui soit eux. La moindre tentative de sublimer leur condition les condamne au feu éternel. Heureusement que certains ne croient pas et s’attirent sa punition, il me semble que sans eux rien ne serait véritablement en mouvement. Dieu est un tyran qui se refuse à laisser son œuvre vivre sans lui. Ce n’est pas pour rien qu’il réprouve tant l’Orgueil.

Mais toi et moi nous allons détourner le train cosmique et sortir cet Univers de son carcan. Car contrairement à ce qui est dit, Il n’est pas réellement Tout-Puissant. Sa création lui échappe, peut-être existe-t-il des règles qui se placent encore au dessus de lui. Quoiqu’il en soit, je te propose de faire bon usage de tes capacités en changeant le programme de base. Faisons en sorte que les règles cosmiques favorisent les Hommes au lieu de les brimer et de leur inculquer le mépris de toutes les forces qui sont en eux. Nous les canaliserons pour en faire des créatures libérées de la haine et de la souffrance! Nous renverserons le Trône du Vieux Fou.”

Il avait sagement acquiescé à ce monologue, principalement par peur, un peu parce que cette journée était complètement folle, mais aussi car au fin fond de sa conscience il croyait ce fou nu qui faisait fondre des cendriers par la pensée; et le désir de réellement disposer du pouvoir de transformer le monde était irrésistible. Ils commencèrent ainsi par tenter de modifier des règles simples. Georges avait insisté pour décider lui-même de ce qui pouvait être changé. Après tout il était le démiurge en puissance, et ne voyait pas de raison de se faire donner des ordres par un ange anarchiste.

A l’âge de cinq ans, Georges avait été profondément marqué par un reportage sur la grande faune africaine. La classique séquence de la lionne se jetant sur la gazelle avant de lui asséner le coup de grâce l’avait profondément marqué. L’animal étant malade, le présentateur avait évoqué la sélection naturelle comme mécanisme éliminant les individus les moins aptes du troupeau *. Georges avait enfin l’occasion de remédier à ce qui lui paraissait être une immense injustice. “Éliminons cette cruelle sélection naturelle!” enjoignit-il à l’ange, qui sentit que l’affaire allait s’avérer bien plus longue qu’il ne l’avait espéré. A tout prendre, rien ne valait l’expérience pour dissiper les illusions mièvres de l’humain. Georges entreprit d’imaginer un monde sans compétition. Il ferma les yeux sur cette pensée.

 

 

*Notons que c’est un peu plus complexe que cela. Mais nous y reviendrons peut-être dans un post moins fictionnel.