Tartuffe et Rabelais

“Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme.”

Vous l’aurez reconnu, c’est ce bon vieux Rabelais qui nous fait la leçon dans Pantagruel. Il est vrai qu’il insiste un peu avant ce passage sur la nécessité d’être un bon chrétien, mais je ne produirai pas les preuves de cette faiblesse. Après tout, c’était un homme de son temps. J’aurais, certes, également pu citer son “Il n’y a qu’une antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse.” Mais cette digression ne sert guère mon propos. Pour reprendre: il faut le reconnaître, certains scientifiques n’ont aucune conscience.

Non qu’ils n’aient aucune forme de morale ou d’éthique. La plupart du temps ils se conforment au règles qui leur ont été (mal) enseignées et ne vont pas chercher plus loin. Car, contrairement à ce que certains idéalistes peuvent penser, le scientifique n’est pas obligatoirement habité par des valeurs morales très élevées. Même sa curiosité ne parait pas toujours très affûtée. On peut après tout faire preuve d’indulgence: ce travail demande de plus en plus de maîtriser des connaissances techniques complexes, qui laissent de moins en moins de place à la prise de recul et à la réflexion. On blâmera la pression politique, la nécessité toujours croissante de justifier son travail par des publications et les traditionnelles demandes à toutes les institutions imaginables de quelque bourse “d’excellence”, tous éléments poussant lentement le brave biologiste dans la neurasthénie ou la frénésie, c’est selon. En bref, le scientifique a toujours un peu la tête dans le guidon, et les considérations philosophiques passent à la trappe.

Néanmoins on tombe parfois sur des cas extrêmes. En voici pour témoignage cet article, paru récemment dans un magazine que vous ne trouverez probablement jamais en salle d’attente, Science. Pour la smala, et ceux qui ne sont pas familiers du monde de l’édition scientifique, ce magazine est considéré comme très prestigieux car de nombreux travaux novateurs y sont publiés régulièrement. Il s’agit donc d’un journal dont l’impact sur l’univers des laboratoires est à la mesure de cette aura.

Bien, que dit cet article? En somme que pour mener à bien une carrière scientifique, il vous faudra vous faire remarquer au plus vite par vos collègues. Le postulat est que tous les pontes et chefs de laboratoires ont déjà une idée de qui les intéresse pour le recrutement. Pour mettre toutes les chances de votre côté, en plus de la traditionnelle course à la publication et du travail à la sueur aigre de votre front vérolé par une mauvaise hygiène de vie, il vous faudra séduire toute personne détenant une responsabilité dans le processus d’embauche (ce qu’en termes plus grivois on appelle: faire de la lèche).

Pourquoi pas me direz-vous? Tant que vous réussissez à vous placer et à ne pas trop perdre votre âme, on peut bien jouer les Machiavel et se dire que la fin justifie les moyens. Bon c’est un raisonnement qui mène à une pente très glissante. Et in fine, si vous en arrivez à ne privilégier que les relations qui vous sont directement utiles, au détriment de toute autre forme d’intérêt affectif ou intellectuel, vous finirez soit sociopathe, soit en Homo economicus parfaitement rationnel. Et vivre à la Commission européenne n’a pas l’air très satisfaisant.

Mais admettons. Jusque là ce n’est pas ce qu’il y a de pire, juste du management à la petite semaine. Non, là où ça devient drôle, c’est que l’auteur explique que s’il a pu réussir, c’est grâce à un travail acharné de 17 heures par jour, une épouse aimante qui bien qu’elle aussi scientifique accepta de prendre sur elle de s’occuper du foyer (ah, merci femme), une hygiène de vie réduite à la portion congrue. Sans omettre, et c’est là le plus savoureux, que ce brave homme se rendit visible en posant systématiquement des questions à tous les séminaires auxquels il assistait, après avoir pris soin de passer ostensiblement devant le bureau du recruteur potentiel. Personnellement, rien ne m’irrite davantage que les fayots qui posent des questions parfois à côté de la plaque ou évidentes pour montrer qu’ils existent.

Désormais, sa vie est merveilleuse: il a pu obtenir le poste auquel il aspirait, sa femme a fini par trouver un travail également, et ses enfants sont tous deux engagés dans des études supérieures qui les mèneront allègrement vers le chômage. Ou la recherche, allez savoir, s’ils ont hérité des qualités paternelles.

Et là, à la fin de cette lecture, vous commencez à ressentir ce sentiment étrange qui oscille entre horreur et soulagement. Cette sensation que l’on éprouve quand on comprend qu’en réalité on a juste affaire à un profond idiot au lieu du génie auquel on s’attendait. Je ne m’attarderai pas sur le modèle familial désastreux, ni sur l’exagération des 17 heures de travail par jour, ni sur le fait qu’il passe allégrement d’une corrélation entre son attitude et son recrutement à une causalité (alors qu’il est tout à fait possible qu’il ait été recruté en dépit de son attitude). Pour les anglophones vous pouvez consulter cette réponse bien faite.

Cet homme est incapable de remettre son parcours dans le contexte d’alors, est arrogant et donneur de leçons, et surtout propose comme solution un modèle qui laisse entière la question de savoir pourquoi il fait de la recherche? Est-ce vraiment, comme on est en droit de l’espérer, pour assouvir sa curiosité, rendre explicable le monde, partager des connaissances? Ou n’est-il qu’un Tartuffe qui cherche seulement à obtenir davantage de pouvoir, dans cette branche de la science qu’il a choisie comme il aurait pu choisir d’être avocat? Et surtout, cette question fondamentale qui me taraude depuis toujours: pourquoi ce besoin de donner des conseils en étalant les couilles sur la table (moralement parlant)? C’est fort peu hygiénique (sur le plan moral toujours).

Nous vivons avec la recherche de rentabilité en sciences une époque intéressante où la passion fait place à la stratégie de carrière. Espérons que l’esprit rabelaisien ne disparaisse pas tout à fait en recherche, là où il devrait être le plus présent. En attendant une hypothétique abbaye de Thélème.

L’ange nihiliste III.

Son premier réflexe fut de saisir le premier objet à portée de sa main pour en menacer l’intrus. Il l’ignorait alors, mais il devait être le premier mortel à tenter l’exorcisme d’un ange déchu à l’aide d’un cendrier.

“Qui êtes-vous? Que faites-vous chez moi?

In Lebensfluthen, im Thatensturm, Wall’ ich auf und ab, Webe hin und her! Geburt und Grab, Ein ewiges Meer, Ein wechselnd Weben, Ein glühend Leben, So schaff’ ich am sausenden Webstuhl der Zeit, Und wirke der Gottheit lebendiges Kleid. *

– A vos souhaits… Et ça ne répond pas vraiment à ma question.

– En fait cela y répond. Mais tu ne sembles pas aimer la poésie teutonne. ”

La créature se dégagea de l’ombre pour révéler un être humanoïde mais clairement inhumain, de haute stature, gracieux, et entièrement nu. Nudité qui résolvait par ailleurs la question du sexe des anges de manière univoque. Une vague odeur de soufre flottait dans l’air.

“Tu détiens quelque chose qui m’intéresse.

– Des vêtements? Désolé, mais C&A n’est pas ouvert le dimanche et je n’ai aucune affinité avec l’Armée du Salut…”

L’être autrefois céleste contempla l’impudent qui le narguait du haut de ses misérables calembours. Songer que son plan désespéré puisse passer par ce misérable mortel mal fagoté lui faisait regretter l’amateurisme dont le Créateur avait fait preuve en amenant à la réalité les êtres humains.

” Pour répondre à ta question en termes que tu peux comprendre, je fais partie de ces êtres supérieurs et anciens que vous, mortels, nommez djinns, anges, ou dieux. Pour faire court, je suis là pour accomplir les voies du Seigneur. Enfin du moins, c’est la théorie.”

Georges songea qu’il avait probablement affaire à un grand malade atteint de folie des grandeurs. Ces gens-là, croyait-il savoir, peuvent se montrer soudainement violent. Mieux valait prendre les devants. L’ange s’approchait peu à peu de lui, formidable et menaçant comme un orage sur le point d’éclater. Il se décida à jouer l’effet de surprise et lança le cendrier vers la tempe, espérant gagner le temps nécessaire à une retraite ordonnée. Face à lui, Azazel ne manifesta aucune surprise tandis que le projectile entamait sa course. Quelques millisecondes après avoir quitté la main de l’humain craintif, le cendrier arrêta sa course pour soudainement se tordre en étranges arabesques de lumière, avant de se résorber en flammes comme s’il n’avait jamais existé.

Le propre de la sagesse est de reconnaître ses limites. Et Georges, le regard fixé sur le plasma évanescent qui était autrefois son dépotoir à mégots, sut reconnaître qu’il avait affaire à un personnage hors du commun, bien que probablement dérangé d’une manière ou d’une autre. Autant jouer le jeu tant que la pyrokinésie serait dans l’équation. “Que me voulez-vous?” demanda-t-il tel un Jacob humilié, d’une voix qu’il espérait ne pas être trop hésitante.

La créature, comprenant que le spécimen en face de lui était quelque peu impressionné par son charisme surnaturel, s’arrêta et entreprit péniblement de sourire. Les anges ne sont pas particulièrement portés sur les relations sociales, et peuvent même montrer de sérieux troubles de la personnalité. Il est vrai qu’ils n’ont pas grand chose d’humain.

“Ce que moi je désire est sans réelle importance. Crois-moi, je ne te veux aucun mal. Bien au contraire, je veux faire de toi le Sauveur de ton espèce! Trop longtemps vous avez souffert et il est temps que les choses changent désormais”.

Le silence incrédule qui suivit ne prit fin que lorsque Georges fit remarquer que le dernier à s’être vu proposer une telle offre n’avait pas particulièrement bien fini.

“Il ne s’agit pas d’une quelconque rédemption par la souffrance, rassure-toi. D’autant que tu as des talents bien plus intéressants que ce brave charpentier. Non, ce que je t’offre est bien plus ambitieux.

– Vous faites toujours autant de détours avant d’en arriver à ce que vous voulez dire? C’est un peu tortiller du cul pour chier droit…

– Je souhaite t’aider à réaliser ce que l’Homme désire au fond de lui depuis longtemps, dit-il sans tenir compte de l’interjection grivoise de l’humain effrayé. Je veux t’aider à briser le joug de votre esclavage.

– C’est un délire du genre Occupy Wall Street c’est ça?”

L’ange commençait à trouver le côté sarcastique de son hôte un tantinet agaçant. Il préférait que les mortels le respectent, lui et le décorum solennel qu’il s’efforçait de mettre en place. Néanmoins cela réveillait en lui certains penchants anticonformistes qui ne lui déplaisaient pas. Il reprit en s’efforçant de dissimuler le trouble qui ne pouvait manquer de l’agiter du fait de sa nature céleste:

“Non. Ce que je te propose, c’est de t’attaquer à un bien plus gros poisson. Je t’offre de tuer Dieu.”

 

 

* Dans l’océan de la vie, et dans la tempête de l’action, je monte et descends, je vais et je viens ! Naissance et tombe ! Mer éternelle, trame changeante, vie énergique, dont j’ourdis, au métier bourdonnant du temps, les tissus impérissables, vêtements animés de Dieu ! Trad. de de Nerval

L’ange nihiliste II.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il fut tour à tour satisfait, surpris et déçu.

Satisfait, car en lieu et place de l’homuncule hystérique se tenait une femme habillée seulement d’un léger voile, tendant vers le ciel une corne emplie de vin et évoquant, dans une langue qu’il ne comprit pas, les mystères d’un culte ancien et disparu faisant l’apologie de l’ivresse, de la chère et de la fornication. Il fut impressionné par la manière dont son charme avait opéré cette fois-ci. D’ordinaire ses fantaisies ne comptaient pas autant de détails, les attitudes de ses personnages étaient le plus souvent stéréotypées et leur apparence même issue de personnes qui lui étaient familières.

Mais c’est en observant le reste de l’assemblée que l’ébahissement lui vint. Les ouailles, dépouillées de leurs habits du dimanche, nues comme des vers, commencèrent, sur une ultime injonction de la prêtresse, à se livrer à la plus effroyable débauche. L’église même avait disparu, remplacée par un assemblage complexe de treilles et tonnelles d’où dégringolait une végétation luxuriante. Une douce lumière perçant à travers les feuillages réussissait à donner un aspect presque gracieux et mystique à une scène pourtant furieusement profane.

Il ne put alors s’empêcher d’éprouver une pointe de désappointement. Il se trouvait en effet privé du spectacle cocasse qu’aurait dû occasionner pour les paroissiens le changement de leur curé en nymphe lubrique. Il chercha du regard la fille du boucher, songeant qu’à tout le moins il pouvait toujours profiter de l’occasion pour jouer les voyeurs, mais ne vit que le postérieur de la boulangère émergeant périodiquement d’un assemblage complexe qui semblait impliquer, dans une remarquable union communautaire, tout à la fois le boucher, le pâtissier et le maire.

Quelque peu écœuré, et prenant conscience du caractère peu orthodoxe de la situation, il songea qu’il était temps de s’éclipser. Resté seul habillé dans le processus, ce qui ne s’avérait guère pratique au vu du contexte, et par ailleurs trop bouleversé pour songer à participer à ces bacchanales, il entreprit d’enjamber les corps emmêlés dans des positions audacieusement obscènes tout en tentant de retrouver le chemin de la sortie dans la jungle nouvellement créée.

Ce n’était vraiment pas normal. D’ordinaire, lorsqu’il relevait les paupières, le changement demeurait mineur. Le curé voyait sa soutane remplacée par une robe fleurie, une célébrité apparaissait sur l’autel, ou le vin de messe se changeait en vinaigre dans la bouche des fidèles. Jusque-là le niveau de ses plaisanteries était celui d’un adolescent de collège punaisant le siège de son professeur. A cet instant néanmoins, il atteignait davantage le niveau d’un directeur financier construisant une pyramide de Ponzi.

S’extirpant enfin du magma humain qui ne lui accordait, heureusement, pas une once d’attention, il se prit à espérer que la situation ne s’éternisât pas trop. Avant ce jour, ses facéties ne duraient pas plus de dix minutes, et étaient rapidement oubliées de ses contemporains. Si la durée du phénomène se rapportait à son intensité, il était peu probable qu’il eût du pain frais le lendemain. D’un autre côté, si les autres cinglés restaient dans leur temple païen, il pourrait profiter de la solitude pour arpenter le bourg et faire quelques peintures sans avoir à se payer les faces sinistres de ses concitoyens. Au fond, les choses n’allaient pas si mal.

Reprenant le chemin de son foyer, il constata que de la fumée et une vague odeur de barbecue s’échappaient de la ferme des Grangier. Il passa devant la caserne dont les pompiers servaient probablement à enfin assouvir les fantasmes de matrones endiablées, entra dans son immeuble et poussa un soupir de soulagement en refermant la porte de son appartement derrière lui. Il avait beau être pragmatique et habitué au grotesque, ce début de journée l’avait quelque peu secoué.

Tout ces événements lui avaient donné soif. Se décidant pour un porto, il avança vers la cuisine d’un pas enthousiaste. Enthousiasme qui fut rapidement douché par la vision d’une ombre immense semblant emplir tout l’espace à proximité du radiateur d’appoint du salon. Glacé de peur, il entendit l’apparition s’adresser sarcastiquement à lui tout en frappant dans ses mains:

” Bien joué Monseigneur! Je n’avais plus vu une telle orgie dans une chapelle depuis les Borgia!”.

L’ange nihiliste I.

 

***

L’alarme sonnait depuis environ trois minutes quand Georges Bernard consentit à ouvrir des yeux encore embués de rêves, dont la nature absurde semblait pourtant moins chaotique que l’arrangement de sa chambre. Pestant après l’engin responsable de sa torture dominicale, il entreprit de le massacrer à coups de poing approximatifs. Georges était chrétien, mais n’avait à l’évidence aucune compassion à l’égard des ingénieux outils lui évitant de retarder la communion avec son Seigneur. Car ce jour faste était un dimanche, et la seule distraction au village était la messe, bien que la cérémonie ne présentât guère d’intérêt à ses yeux. De manière plus pragmatique, sa foi visait davantage à lui permettre de garder le contact visuel avec la fille du boucher, dont la chevelure blonde platine, l’air boudeur et la mise quelque peu vulgaire lui laissaient espérer un remède radical, quoique éphémère, à sa solitude persistante. Il n’en ressentait pas de culpabilité, estimant que Dieu lui-même avait bien succombé aux charmes d’une péquenaude, et était de ce fait mal placé pour le juger.

Se levant péniblement, il entreprit de prendre une douche rapide tout en songeant à la propreté de son linge disponible. Rassuré par cet examen mental, il contempla dans le miroir embué sa silhouette de trentenaire empâté, à la calvitie naissante et au teint sombre hérité d’une aventure de sa grand-mère durant son séjour algérien dans les années 1950. Son grand-père, militaire de carrière, avait bien tiqué, mais s’était résigné face à une femme qui ne lui laissait guère le loisir de se plaindre. Mieux valait la confrontation avec le FLN.

Estimant que son physique restait acceptable, il s’habilla de ses vêtements les moins odorants et les moins bien assortis, déjeuna rapidement et sortit de son modeste appartement à loyer dit modéré, sis à proximité de la caserne de pompiers. “Pratique pour qui aime les calendriers de chatons”, songea-t-il en pressant le pas. Il croisa en chemin l’imposante boulangère qui se hâtait également pour retrouver le premier rang, sa place naturelle en tant que notable et dévote de la bourgade. Elle le toisa avec suspicion, s’étant toujours interrogée quant aux origines de ce jeune homme mal fagoté au teint bien trop foncé à son goût pour être honnête. Il lui adressa en retour un magnifique sourire où pointait une légère ironie, ce qui eut le don d’agiter comiquement ses bourrelets tandis qu’elle tentait une accélération vers le sanctuaire.

Georges avait beau mal présenter, il était loin d’être un idiot. Il se doutait des raisons du malaise de la grosse femme abonnée des bénitiers. Il était doté d’un robuste bon sens, suffisamment bon pour savoir que celui dont prétendait faire preuve la boulangère en commentant l’actualité à des clients tantôt complices, tantôt blasés, relevait surtout de la paresse intellectuelle mâtinée d’une inculture aussi crasse que les replis mystérieux sous son tablier.

Traversant les rues de ce charmant village aux maisons anciennes à colombages, qu’il avait si souvent croquées pour ses cartes postales, il atteignit enfin l’église. Repérant au second rang la progéniture convoitée du marchand de viande, il lança une discrète œillade qui laissa de marbre la douce enfant. Se renfrognant, il se décida à prêter une oreille distraite au prêtre qui débitait un babillage soporifique évoquant l’orgueil et l’éternelle victoire du Ciel sur l’Enfer. Il contempla l’assistance et ses visages sévères et blafards, le petit curé qui faisait penser à un homuncule mais prenait des airs lyriques. Songeant que cette séance aurait bien besoin d’un peu plus de piquant, il ferma les yeux un bref instant, un léger sourire sur son visage concentré.

***

A l’instant où sa voix retomba, il sentit que tout était perdu. L’œil courroucé de son Maître le condamna immédiatement, le dépouillant de tous ses attributs, le conspuant et le reniant. Et ce fut la Chute. Comme d’autres frères avant lui, dépouillé de sa belle épée brillante, son auréole pâlit et s’éteignit, et la lumière des bénis se déroba tandis que dansaient les plumes autour de lui. Il vit défiler dans sa chute Trônes, Puissances, Dominations, et ceux qui l’aperçurent haussèrent à peine un sourcil de leur front prodigieux. Il franchit les bords du Monde, dégringola parmi les soleils, se heurta aux astres errants, fit ricocher une comète, interloqua un astronome amateur en passant dans le champ de son télescope. Aux cieux, le préposé à l’entretien aperçut une plume frémissant au bord de l’abîme. Sans égard pour son déchu propriétaire, il la balaya vers le gouffre tout en chantant béatement le nom d’Elohim.

L’obscurité se referma sur son ancien séjour. Se retournant, il aperçut une boule bleue et blanche et prit enfin conscience de son sort. Il en ressentit une pointe d’amertume, qui ne fit que s’accentuer quand il devina où aboutirait sa déchéance. Telle une boule de lumière déchirant les cieux, il est précipité vers la souille d’un malheureux cochon qui n’eut que le temps de comprendre que ce jour là ne lui serait pas favorable avant d’être pulvérisé par l’être surhumain.

Azazel (car tel était son nom) se releva de la fange, s’ébroua, et les pieds dans la boue et les côtelettes de porc contempla le paysage qui l’entourait tout en repliant ses ailes meurtries. Jaugeant de son œil fier et profond le spectacle du village français qui se présentait à lui, il poussa un long soupir désappointé. “Et merde, il fallait bien sûr que cet enfoiré me fasse tomber chez les péquenauds”, s’exclama d’une voix de stentor à la beauté surnaturelle l’ancien Messager du Seigneur. Haussant ses épaules parfaitement dessinées, il se décida à marcher vers le hameau.

***

Non Armstrong je ne suis pas noir. Troisième partie.

Chers lecteurs,

Après près de deux mois d’inactivité et d’hiver, voici venir les temps où reprend vie ce blog, vibrant sur le fil éthéré du réseau. Puissiez-vous me pardonner l’irrégularité de mes publications.

Nous avons donc vu quels différents mécanismes étaient responsables de la pigmentation mélanique : différenciation de cellules souches en cellules productrices de pigment, migration vers les tissus de la peau, production et transport des différents types de pigment vers les kératinocytes. Mais, sortant du laboratoire et des croisements de souris, que savons-nous du rôle de ces mécanismes dans l’adaptation des populations naturelles ?

Les premières études réalisées se sont principalement concentrées sur un gène, celui codant pour le récepteur MC1R. Cet intérêt pour ce récepteur était motivé par des raisons à la fois pratiques et théoriques : il s’agit d’une séquence d’ADN de petite taille – environ 1000 bases, ces molécules notées A,T,C,G dont trois milliards composent le code génétique des humains – qui est facile à étudier avec peu de moyens. Par ailleurs, il ne semble pas être impliqué dans des mécanismes autres que la production de pigments, contrairement à d’autres gènes qui régulent de nombreux aspects de la physiologie (voir post précédent). Ce dernier trait est important, car il implique que les effets d’une mutation sur ce gène n’affectent que la couleur, s’accompagnant de peu d’effets secondaires potentiellement néfastes. L’hypothèse est donc que ce gène devrait souvent intervenir dans de nombreuses espèces présentant des variations de mélanisme.

Au fil des ans, une abondante littérature scientifique a vu le jour, témoignant du rôle important de ce marqueur. Des mutations sur ce récepteur sont trouvées aussi bien chez les oies, les chiens, les poulets, les souris que chez le mammouth. De manière frappante, c’est la même mutation qui est apparue indépendamment chez la souris américaine Peromyscus polyonotus et le mammouth, mutation responsable d’une couleur plus claire des poils. Ces études ont permis de faire le lien entre pression de sélection environnementale et changements de la séquence ADN. Car si nous parlons ici de couleur, il faut garder à l’esprit que l’objectif de tout ceci est de faire le lien entre gènes, traits et environnement et d’en dégager des « lois » générales s’il est possible d’en trouver. Dans le cas de la souris américaine, les mutations sur MC1R sont liées au mimétisme : cette espèce se rencontre à la fois sur les plages de sable blanc à l’Ouest de la Floride et dans l’intérieur des terres. Les populations des plages sont beaucoup plus claires que celles des terres, ce qui leur permet de se fondre dans le décor beaucoup plus facilement. Une expérience menée par le laboratoire d’Hopi Hoekstra a d’ailleurs illustré ce phénomène de manière amusante : en disposant des souris de plâtre colorées sur les plages et dans les terres, ces scientifiques ont pu montrer que les souris présentant la « mauvaise »  couleur étaient davantage « croquées » que les autres.

Peut-on donc dire que les variations d’un trait sous sélection naturelle tendent à être sous le contrôle d’un petit nombre de gènes « optimaux » aux effets secondaires minimes ? L’abondance de résultats sur MC1R pourrait occulter le fait que peu d’autres gènes ont été étudiés jusqu’à une période récente. Par ailleurs les résultats négatifs, qui ne témoignent pas d’une association entre couleur et mutation dans cette séquence, sont généralement plus difficiles à publier et souffrent donc d’un manque de visibilité. De la même manière que l’on cherche ses clés sous le lampadaire parce que c’est le seul endroit éclairé, il s’est créé un biais consistant à attribuer à MC1R un rôle peut-être exagéré. Nous verrons prochainement qu’il existe d’autres mécanismes, parfois encore mal compris, qui peuvent permettre à d’autres gènes d’intervenir. Suspense insoutenable je sais…

Non Armstrong je ne suis pas noir. Deuxième partie.

Il y a un peu moins d’un mois, j’introduisais une série de posts visant à expliquer en quoi le scientifique qui cherche à savoir pourquoi certains animaux sont blonds et d’autres roux n’est pas seulement un doux dingue. Dans cette introduction j’expliquais brièvement la nature des pigments dits mélaniques. Je posais également une question qui vaut non seulement pour les polymorphismes de couleur, mais également pour toutes sortes d’autres traits. La question pouvait se résumer ainsi: existe-t-il différentes manières d’obtenir la même chose? Si, plaçant mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je me fais démiurge et désire créer un être aux cheveux de flammes et au front blanc, quels interrupteurs puis-je actionner sans obtenir un misérable avorton? Pour mieux comprendre, je vais aujourd’hui entrer un peu plus dans le détail des mécanismes physiologiques qui conduisent aux changements de couleur entre individus. Je commencerai par remercier nos amies les souris de laboratoires, dont le sacrifice de plusieurs générations de mutants a permis de reconstituer le fil de l’histoire qui va suivre.

Nous avons vu précédemment que les pigments sont produits au sein de cellules de la peau nommées mélanocytes. Ces cellules n’ont pas toujours eu leurs quartiers entre derme et épiderme. En effet, au stade de l’embryon, leurs ancêtres ont prospéré et se sont multipliés à proximité d’une structure située dans le dos que l’on nomme poétiquement “crête neurale”. Ces ancêtres adolescents, que l’on nomme mélanoblastes, n’étaient pas encore complètement mûrs, mais ont développé leurs caractéristiques de cellules productrices de pigment puis couvert l’ensemble du derme sous l’effet d’un cocktail savamment dosé de molécules messagères et de composés divers dont je vous passe le détail. Le dosage de ces molécules est néanmoins extrêmement fin, et la moindre anomalie est susceptible de faire capoter le processus. Par exemple, si certains récepteurs de ces composés (par exemple le récepteur Kit, oui Michael) sont anormaux, il en résulte non seulement des changements de couleur, mais également des anémies. Ceci est dû au fait que ces récepteurs apparaissent non seulement à la surface des mélanoblastes, mais aussi des ancêtres d’autres lignées cellulaires qui elles sont impliquées dans la synthèse des globules. D’autres anomalies à ce stade peuvent engendrer l’albinisme, lorsque les cellules n’interprètent pas correctement le signal de migration et ne colonisent pas la peau.

Une fois la migration des mélanocytes achevée, la pigmentation est contrôlée par des hormones qui présentent l’intérêt d’être impliquées dans de nombreux processus physiologiques autres que la coloration. Ces hormones ont pour nom mélanocortines, et sont synthétisées par une petite glande sous le cerveau, l’hypophyse. Elles interagissent notamment avec cinq récepteurs assez ressemblants (ils sont “cousins” si on regarde des millions d’années en arrière, le terme adéquat est “paralogue”) que l’on nomme en anglais Melanortin Receptors et qu’on numérote de 1 à 5, ce qui donne MC1R, MC2R, MC3R etc. Parmi ces cinq récepteurs, seul MC1R est exprimé à la surface du mélanocyte. Les autres récepteurs se retrouvent quant à eux dans un grand nombre de tissus et organes tels que les tissus adipeux, le système nerveux, les bijoux de famille, le cœur, le système immunitaire ou les glandes surrénales. C’est dire que leur rôle est majeur.

Voilà pour le côté lumineux de la Force. Mais ces récepteurs sont également affectés par le côté obscur, ici représenté par une molécule nommée Agouti car elle donne aux souris qui en expriment une forme inactive une couleur jaunâtre qui rappelle celle de l’agouti, un mammifère sud-américain. Le maître Agouti marche aux côtés de son apprenti, “Agouti-related protein” (AGRP). Les deux compères se partagent les tâches: Agouti s’occupe surtout des récepteurs du mélanocyte, tandis qu’AGRP semble plutôt tyranniser les petits gros du tissu adipeux et les intellos du système nerveux. De plus, ces molécules ne sont pas exprimées partout de la même façon, ce qui peut conduire à des changements de couleur entre différentes parties du corps.

bâle0207Cet individu présente un récepteur aux mélanocortines très sensible, ce qui conduit à une production élevée de pigments sombres. Par ailleurs, placer un chat sur ce blog devrait contribuer à en augmenter le trafic. C’est mesquin.

 

L’interaction d’Agouti avec MC1R conduit à une production accrue de phéomélanine (le pigment orangé) tandis que l’interaction avec les mélanocortines conduit à une synthèse d’eumélanine (pigment sombre). Avec beaucoup d’Agouti on peut même inhiber la synthèse de pigments. Mais comme ces molécules interagissent également avec les autres récepteurs MCR, elles ont un impact beaucoup plus général sur la physiologie que la seule synthèse de pigments. Ainsi, un certain nombre d’études ont montré que les individus exprimant beaucoup de mélanocortines tendent à être à la fois plus sombres de peau, plus agressifs, plus résistants et stockent moins de gras. Ce qui fait beaucoup d’effets secondaires, effets que l’on qualifie de pléiotropiques. Précisons néanmoins (car nous vivons dans un triste monde où il faut encore le rappeler) que les changements de couleur de peau chez l’Homme sont dus à des mutations sur le récepteur MC1R, et n’affectent ainsi que la couleur de peau sans affecter le reste.

Enfin, au sein du mélanocyte, on peut distinguer les mécanismes liés à la production des pigments de ceux impliqués dans la formation et la migration des structures contenant ces mêmes pigments. Ces derniers mécanismes lorsqu’ils sont perturbés conduisent à un mauvais acheminement des pigments et peuvent produire des tons plus pâles.

Tout ceci n’est qu’un aperçu. Chez la souris de laboratoire on connait environ 150 gènes impliqués dans la cascade que je viens de vous décrire. Les mutations de ces gènes occasionnent souvent des effets secondaires majeurs, voire létaux. Ce qui veut dire que dans la nature, il n’est pas certain que ces 150 gènes soient réellement “utilisés”. C’est ce dont je discuterai au prochain post!

 

P.S. Si vous voulez en savoir plus sur la manière dont les volatiles voient les couleurs, allez consulter la page de cet excellent confrère…

De la méthode.

Je suis tombé sur cet article en ligne qui semble proposer une piste de réflexion quant à l’organisation des projets de recherche. Il s’agit de reprendre un modèle d’organisation issu de l’entreprise (les méthodes Agile) cherchant à évaluer régulièrement l’avancement du projet, les pistes à explorer, de manière à partir d’un schéma simple qui peut se complexifier ensuite. Si ce type d’approche ne s’avère pas trop lourde à transposer au monde de la recherche – l’article propose de former des comités similaires aux comités de thèse, ce qui me parait trop rigide, pour ne pas dire “chiant” tant les comités de thèse peuvent parfois passer pour d’aimables fumisteries – elle pourrait s’avérer utile pour étaler l’effort dans le temps au lieu de ces pics de procrastination suivie de panique que tout chercheur a pu expérimenter.

Par ailleurs, au-delà même des projets de recherche, ce type d’organisation pourrait s’appliquer  à la formation de groupes d’influence au niveau politique, afin d’organiser la pression sur les décideurs public et privés pour soutenir la recherche fondamentale. Une forme de lobbying pourquoi pas…

Au passage, notons l’inutilité, voire l’escroquerie, chronique de l’AFNOR. En hommage à ce grand organisme, je vous laisse aux bons soins de Boris Vian, qui s’y ennuya un temps:

“Nous avons par exemple, dans un domaine aussi différent de celui-ci que peut l’être celui des chemins de fer, cherché un équivalent au mot anglais «wagon». Nous avons réuni une Commission technique et après un an de recherches, ce qui est peu si l’on considère que les tirages de documents, les réunions et l’enquête publique à laquelle nous soumettons nos projets de Nothons abrègent notablement la durée effective des travaux, en somme, nous avons abouti à l’unification du terme «voiture». Et bien ! n’est-ce pas, le problème est analogue ici, et nous pourrions, je crois, le résoudre de la même façon.”*

Bon dimanche, et arrêtez de reluquer votre belle-sœur ou le jeune vicaire à la messe.

 

*Vercoquin et le Plancton.

Jeux de mains…

La main est un instrument merveilleux, comme l’ont pointé certains grands penseurs.

L’une des caractéristiques de la main humaine est qu’elle permet une grande finesse dans le mouvement et procure une meilleure préhension si on la compare à celles des grands singes, tels les gorilles, les chimpanzés ou les orang-outans. Ces caractéristiques se sont développées en même temps que l’usage et la manufacture d’outils. Mais depuis combien de temps les singes que nous sommes sont-ils capables d’utiliser régulièrement leurs mains de la sorte?

Si l’on se penche sur nos ancêtres du genre Australopithecus, qui arpentaient l’Afrique de l’Ouest entre 4 et 2 millions d’années avant notre ère, on observe que leurs mains présentaient des caractéristiques hybrides de celles des grands singes et des humains modernes. Cependant, il existe peu de preuves directes d’une utilisation d’outils importante à cette époque. Du fait de la persistance de caractéristiques archaïques, le débat quant à la capacité de ces ancêtres à disposer d’une force manuelle cohérente avec le maniement d’outils semblait s’éterniser.

L’étude* parue dans Science que je m’apprête à présenter ici m’a paru élégante car elle a usé d’un moyen détourné pour répondre à cette question. Les os sont soumis à des pressions : un fémur humain est soumis à une pression longitudinale du fait du poids du corps par exemple. Certaines structures, les trabécules osseuses (du latin trabes, poutre), forment des sortes de piliers dont l’orientation et la densité dépend de la pression subie localement par l’os : plus les chocs et les contraintes sont fréquents, plus la connectivité et le nombre de ces structures augmente.

Dans le cas qui nous préoccupe, les chercheurs ont dans un premier temps comparé la répartition de ces trabécules dans les métacarpes du chimpanzé et de l’Homme moderne. Les métacarpes sont les os qui constituent la paume de la main et supportent les phalanges. Les chimpanzés, du fait des pressions continues liées à leur mode de locomotion arboricole et leur quadrupédie, montrent une densité de trabécules importante et assez homogène, notamment au niveau du contact entre phalanges et métacarpe. En revanche l’Homme actuel présente une densité beaucoup plus hétérogène, cohérente notamment avec les fortes pressions générées par l’opposition du pouce aux autres doigts lors de la préhension et de la manipulation d’outils.

On devine aisément l’étape suivante de l’étude : les chercheurs ont alors effectué les mêmes mesures sur des fossiles de métacarpes d’Australopithèques. Et ont pu montrer que bien que ceux-ci présentassent toujours une densité relativement importante de trabécules, cohérente avec leur mode de vie partiellement arboricole, ils présentaient des caractéristiques identiques aux mains actuelles. Ceci suggère qu’en dépit de caractéristiques archaïques, les Australopithèques étaient déjà capables de manier et tailler des outils, repoussant de 500 000 ans la date auparavant proposée.

La morale de cette histoire, la lirette, c’est qu’en science comme en amour, on obtient le plus souvent la réponse recherchée en adoptant un angle d’attaque différent.

Sur ce, je vous laisse, j’ai apéro, et je compte bien utiliser les facultés préhensiles supérieures de ma main pour me saisir de quelques petits fours gratuits.

P.S. Pour ceux qui souhaiteraient obtenir le pdf de l’article, je peux le leur passer sur demande (yann.x.c.bourgeois@gmail.com)

 

* Skinner et al. 2014. Human-like hand use in Australopithecus africanus. Science

Non Armstrong, je ne suis pas noir. Première partie.

Avant d’être à Bâle en post-doc, j’ai passé environ quatre années de ma vie à étudier un oiseau endémique de La Réunion, le Zoizo blanc (version créole), ou oiseau-lunettes gris (version métropole). Je m’intéressais notamment aux différentes couleurs de plumage arborées par ce brave petit passereau. Mais en quoi étudier ce polymorphisme peut-il bien présenter de l’intérêt?
Face à cette éternelle question utilitariste (à quoi ça seeeeert?) je me propose cher lecteur de t’exposer les ressorts cachés de la mécanique qui produit les panthères noires, les roux, les tigres albinos et les chouettes couleur rouille… Il s’agit d’une longue histoire que je découperai en plusieurs posts.

flamandsCe post ne concerne pas les flamants roses puisque leur couleur provient des carotènes qu’ils ingèrent en farfouillant la vase pour dévorer des crevettes et des algues. Dégueulasse.

Je me suis principalement intéressé aux pigments que l’on nomme mélanines (il en existe d’autres, comme les caroténoïdes qui donnent sa couleur rose au flamant… rose; c’est bien vous suivez). La cellule qui produit ces pigment se nomme mélanocyte. Située entre le derme et l’épiderme, elle agit comme un dealer refourguant sa dope à une petite troupe de quelques dizaines de cellules que l’on appelle kératinocytes, des cellules productrices de kératine qui formeront poils, plumes, peau etc. La dope en question, ce sont les mélanosomes, des compartiments intracellulaires bourrés de pigment. On peut distinguer deux types principaux de pigments: l’eumélanine et la phéomélanine, qui dérivent tous deux du même précurseur : la dopaquinone. D’où la blague sur la dope. Avouez, vous êtes hilares derrière votre écran. Bref. La dopaquinone dérive elle-même d’un acide aminé, la tyrosine.

En quoi ces deux pigments sont-ils différents? L’eumélanine est un pigment sombre, tandis que la phéomélanine est un pigment jaune orangé. Les mélanocytes en produisent des quantités variable, et ce sont les proportions relatives de ces pigments qui déterminent la couleur d’un poil par exemple. Si beaucoup de phéomélanine est générée par rapport à l’eumélanine, on obtiendra un cheveu blond, voire roux. A l’inverse, les cheveux ou les peaux sombres sont riches en eumélanine. Il est à noter que l’eumélanine protège davantage des ultraviolets, ce qui explique d’ailleurs en partie que sous les tropiques la peau soit plus foncée. Chez les oiseaux, les mélanines rendent les plumes plus résistantes à l’abrasion, aux parasites ainsi qu’aux bactéries dégradant la kératine.

On commence déjà à discerner un intérêt dans l’étude des variations de couleur de peau/poil/plume (que l’on regroupe sous la dénomination de phanères): elles peuvent être associées à des adaptations environnementales. De plus, il est relativement aisé de caractériser les variations de coloration au sein d’une même espèce du fait de leur visibilité. Ce qui rend les polymorphismes de couleur si intéressants, c’est qu’ils permettent au biologiste de faire le lien entre un mécanisme sélectif (par exemple l’intensité des UV selon la latitude ou l’altitude) et un mécanisme physiologique. Ce type d’étude est capable de mieux nous faire comprendre les pressions qui agissent sur la physiologie et comment les organismes sont capables d’y répondre. On peut trouver ça abscons, mais l’objectif final est de réussir à mettre en évidence des lois, des patrons qui se répètent: trouve-t-on toujours les mêmes gènes, les mêmes “outils”, derrière l’adaptation aux changements environnementaux? Ou les organismes disposent-ils d’un éventail illimité de possibilités pour y faire face? Tentative de réponse aux prochains posts!

Douces compétences…

Il m’a toujours semblé exister un décalage important entre ce que devrait être la recherche et ce que je peux vivre au quotidien dans ce travail. Comme quoi trop lire quand on est gosse ne favorise pas toujours la sérénité, on s’attend toujours à mieux. Ce métier est si souvent “vendu” comme associé à une liberté immense, à la découverte, ultime bastion d’un esprit pionnier dont la flamme semble faiblir chaque jour un peu plus dans ce monde surpeuplé et surexploité. Pourtant j’ai parfois du mal à percevoir l’enthousiasme et la grandeur d’âme au sein de cette communauté scientifique qui est supposée être la mienne. Par certains aspects, elle me rappelle la grenouille laissée dans une casserole sur le feu qui ne s’aperçoit pas de sa fin imminente. En lieu et place de liberté, pas mal de routine confortable, une lichette d’ignorance, une tonne d’ego, et des difficultés à simplement échanger sans jouer à qui pisse le plus loin. Sans compter la traditionnelle (mais justifiée) complainte du manque de moyens et l’addiction au travail qui mène à la sécheresse intellectuelle… Mais peut-être ai-je simplement du mal à prendre les choses comme elles viennent, que j’en demande trop…

J’en étais donc là de ces réflexions fort peu joyeuses dont je crachais sans vergogne le fiel sur ma pauvre hôtesse du moment, quelque peu perplexe. Le soleil venait à peine de poindre au dessus de la baie de Sydney. Ce qui n’apportait pas grand chose aux habitants ensommeillés puisque la grisaille de l’hiver austral le dissimulait à la vue. En vacances, et en visite amicale, je dégustais ce café tout droit sorti d’une ces amusantes cafetières italiennes. Nectar assez corsé mais ça vous abat le décalage horaire comme un bûcheron canadien un érable centenaire.

Mon hôtesse, est une ancienne collègue et néanmoins amie que j’ai rencontrée en thèse à Toulouse. Par souci d’anonymat nous la nommerons Cate Blanchett, en hommage à la fameuse actrice australienne – encore qu’elle soit plus jeune et moins gourde qu’une elfe en goguette. Actuellement en post-doc elle s’intègre autant que faire se peut dans une équipe apparemment gérée au millimètre, avec force réunions et rapports de progression, où chacun se doit d’accomplir un jeu de tâches précis. Un terme souvent utilisé dans leur laboratoire est celui de soft skills.

Les soft skills peuvent grossièrement se décrire dans ce contexte comme toutes les compétences qui ne relèvent pas directement de l’expertise scientifique, mais sont néanmoins indispensables au travail du chercheur. Il peut s’agir de la créativité, des facultés d’organisation, ou bien même de la capacité à faire un café correct qui sorte vos collègues de la léthargie qu’un quelconque module d’introduction à la gestion d’équipe a pu générer. En français on parle de savoir-être (oubliez le savoir-vivre) ou de quotient émotionnel. Quand on sait ce que le concept de quotient intellectuel a pu donner, on a de quoi douter quelque peu. Pour faire simple, il s’agit d’un jargon de ressources humaines décrivant les traits de personnalité qui sont susceptibles de vous appuyer au travail. Si je devais être sarcastique je dirais que la manipulation, la langue de pute et le machiavélisme devraient devenir des matières obligatoires dès la licence.

Quoiqu’il en soit la discussion a dérivé sur l’obsession actuelle qui consiste à chercher à tout prix à reprendre les codes du privé dans la gestion des laboratoires. Transposition logique et inévitable puisque l’on cherche à les rendre performants. Personnellement je n’ai rien contre la performance, au contraire. J’ai horreur des pertes de temps, ça doit être lié à ma peur de la mort. La question est néanmoins: que rendre performant? Si les laboratoires deviennent de jolies petites ruches bien gérées, que doivent-ils faire de ce gain de temps? A quoi doit servir cette force de frappe que procure l’organisation? Il pourrait y avoir un intérêt à reprendre des modèles de gestion d’équipe issus du privé. Mais comme le dit cette chère Cate, il faut savoir critiquer ces concepts et non pas les gober tout rond. Il s’agit d’outils, de moyens, pas d’une fin en soi. Quelle est la fin alors?

Cette adaptation devrait, je pense, servir un but militant: il serait urgent que les gestionnaires et les scientifiques fassent plus que singer le privé et prennent conscience du devoir qu’ils ont en tant qu’honnêtes hommes; le merchandising n’a pas son mot à dire, l’utilitarisme à tout crin doit cesser, et il serait bon de remettre les valeurs du commerce à leur juste place: celle des petits épiciers de village, braves mais sans envergure la plupart du temps. Quitte à être efficaces, que ce soit pour jouer un rôle plus important dans la société. Communiquons, expliquons, formons-nous à l’enseignement, ouvrons les laboratoires, osons dire merde et créer des groupes de pression publics forts. Pourquoi pas même s’engager dans le champ politique ou lancer des révolutions. Trouvons des mécènes s’il le faut et manipulons l’économie à notre avantage.

Actuellement le cursus existant nous pousse à faire des “choix” de carrière, à sacrifier la passion au rendement dans l’espoir que ces choix nous redonneront le contrôle par la suite. Carotte et bâton. A force de nous persuader que le but immédiat est notre survie nous en venons à abdiquer notre droit de regard sur nos propres activités et sur leur fondement philosophique. Et comme dans toute situation de crise, se dégagent des opportunistes favorisés par ces évolutions qui y voient toujours plus de prestige, sourire carnassier aux lèvres et mépris au cœur. Combien de premiers de la classe frustrés sévissent dans ce boulot? Comme j’en veux à la génération de nos prédécesseurs, qui a laissé ses rêves au placard et épousé, vaincue mais pas brisée – on ne brise pas du mou – toute cette rhétorique de petit gestionnaire.

Il serait bon d’avoir au cœur un grand dessein. Nous faisons plus qu’un métier de techniciens de haut niveau. La curiosité, la joie ressentie face à ce qui est neuf et l’ouverture à toute forme d’expression des connaissances subjectives et objectives sont les seuls buts nobles de l’humanité. Se rappeler l’essence de ce “travail” et s’inquiéter de sa dilution dans une marchandisation des connaissances doit nous inciter à en reprendre le contrôle. S’isoler dans une tour d’ivoire et jouer le jeu d’une recherche de compétition à peu de crédits n’est pas une solution acceptable, pas uniquement pour notre profession, mais pour l’ensemble de ceux qui rêvent encore un peu.