L’ange nihiliste II.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il fut tour à tour satisfait, surpris et déçu.

Satisfait, car en lieu et place de l’homuncule hystérique se tenait une femme habillée seulement d’un léger voile, tendant vers le ciel une corne emplie de vin et évoquant, dans une langue qu’il ne comprit pas, les mystères d’un culte ancien et disparu faisant l’apologie de l’ivresse, de la chère et de la fornication. Il fut impressionné par la manière dont son charme avait opéré cette fois-ci. D’ordinaire ses fantaisies ne comptaient pas autant de détails, les attitudes de ses personnages étaient le plus souvent stéréotypées et leur apparence même issue de personnes qui lui étaient familières.

Mais c’est en observant le reste de l’assemblée que l’ébahissement lui vint. Les ouailles, dépouillées de leurs habits du dimanche, nues comme des vers, commencèrent, sur une ultime injonction de la prêtresse, à se livrer à la plus effroyable débauche. L’église même avait disparu, remplacée par un assemblage complexe de treilles et tonnelles d’où dégringolait une végétation luxuriante. Une douce lumière perçant à travers les feuillages réussissait à donner un aspect presque gracieux et mystique à une scène pourtant furieusement profane.

Il ne put alors s’empêcher d’éprouver une pointe de désappointement. Il se trouvait en effet privé du spectacle cocasse qu’aurait dû occasionner pour les paroissiens le changement de leur curé en nymphe lubrique. Il chercha du regard la fille du boucher, songeant qu’à tout le moins il pouvait toujours profiter de l’occasion pour jouer les voyeurs, mais ne vit que le postérieur de la boulangère émergeant périodiquement d’un assemblage complexe qui semblait impliquer, dans une remarquable union communautaire, tout à la fois le boucher, le pâtissier et le maire.

Quelque peu écœuré, et prenant conscience du caractère peu orthodoxe de la situation, il songea qu’il était temps de s’éclipser. Resté seul habillé dans le processus, ce qui ne s’avérait guère pratique au vu du contexte, et par ailleurs trop bouleversé pour songer à participer à ces bacchanales, il entreprit d’enjamber les corps emmêlés dans des positions audacieusement obscènes tout en tentant de retrouver le chemin de la sortie dans la jungle nouvellement créée.

Ce n’était vraiment pas normal. D’ordinaire, lorsqu’il relevait les paupières, le changement demeurait mineur. Le curé voyait sa soutane remplacée par une robe fleurie, une célébrité apparaissait sur l’autel, ou le vin de messe se changeait en vinaigre dans la bouche des fidèles. Jusque-là le niveau de ses plaisanteries était celui d’un adolescent de collège punaisant le siège de son professeur. A cet instant néanmoins, il atteignait davantage le niveau d’un directeur financier construisant une pyramide de Ponzi.

S’extirpant enfin du magma humain qui ne lui accordait, heureusement, pas une once d’attention, il se prit à espérer que la situation ne s’éternisât pas trop. Avant ce jour, ses facéties ne duraient pas plus de dix minutes, et étaient rapidement oubliées de ses contemporains. Si la durée du phénomène se rapportait à son intensité, il était peu probable qu’il eût du pain frais le lendemain. D’un autre côté, si les autres cinglés restaient dans leur temple païen, il pourrait profiter de la solitude pour arpenter le bourg et faire quelques peintures sans avoir à se payer les faces sinistres de ses concitoyens. Au fond, les choses n’allaient pas si mal.

Reprenant le chemin de son foyer, il constata que de la fumée et une vague odeur de barbecue s’échappaient de la ferme des Grangier. Il passa devant la caserne dont les pompiers servaient probablement à enfin assouvir les fantasmes de matrones endiablées, entra dans son immeuble et poussa un soupir de soulagement en refermant la porte de son appartement derrière lui. Il avait beau être pragmatique et habitué au grotesque, ce début de journée l’avait quelque peu secoué.

Tout ces événements lui avaient donné soif. Se décidant pour un porto, il avança vers la cuisine d’un pas enthousiaste. Enthousiasme qui fut rapidement douché par la vision d’une ombre immense semblant emplir tout l’espace à proximité du radiateur d’appoint du salon. Glacé de peur, il entendit l’apparition s’adresser sarcastiquement à lui tout en frappant dans ses mains:

” Bien joué Monseigneur! Je n’avais plus vu une telle orgie dans une chapelle depuis les Borgia!”.