L’ange nihiliste I.

 

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L’alarme sonnait depuis environ trois minutes quand Georges Bernard consentit à ouvrir des yeux encore embués de rêves, dont la nature absurde semblait pourtant moins chaotique que l’arrangement de sa chambre. Pestant après l’engin responsable de sa torture dominicale, il entreprit de le massacrer à coups de poing approximatifs. Georges était chrétien, mais n’avait à l’évidence aucune compassion à l’égard des ingénieux outils lui évitant de retarder la communion avec son Seigneur. Car ce jour faste était un dimanche, et la seule distraction au village était la messe, bien que la cérémonie ne présentât guère d’intérêt à ses yeux. De manière plus pragmatique, sa foi visait davantage à lui permettre de garder le contact visuel avec la fille du boucher, dont la chevelure blonde platine, l’air boudeur et la mise quelque peu vulgaire lui laissaient espérer un remède radical, quoique éphémère, à sa solitude persistante. Il n’en ressentait pas de culpabilité, estimant que Dieu lui-même avait bien succombé aux charmes d’une péquenaude, et était de ce fait mal placé pour le juger.

Se levant péniblement, il entreprit de prendre une douche rapide tout en songeant à la propreté de son linge disponible. Rassuré par cet examen mental, il contempla dans le miroir embué sa silhouette de trentenaire empâté, à la calvitie naissante et au teint sombre hérité d’une aventure de sa grand-mère durant son séjour algérien dans les années 1950. Son grand-père, militaire de carrière, avait bien tiqué, mais s’était résigné face à une femme qui ne lui laissait guère le loisir de se plaindre. Mieux valait la confrontation avec le FLN.

Estimant que son physique restait acceptable, il s’habilla de ses vêtements les moins odorants et les moins bien assortis, déjeuna rapidement et sortit de son modeste appartement à loyer dit modéré, sis à proximité de la caserne de pompiers. “Pratique pour qui aime les calendriers de chatons”, songea-t-il en pressant le pas. Il croisa en chemin l’imposante boulangère qui se hâtait également pour retrouver le premier rang, sa place naturelle en tant que notable et dévote de la bourgade. Elle le toisa avec suspicion, s’étant toujours interrogée quant aux origines de ce jeune homme mal fagoté au teint bien trop foncé à son goût pour être honnête. Il lui adressa en retour un magnifique sourire où pointait une légère ironie, ce qui eut le don d’agiter comiquement ses bourrelets tandis qu’elle tentait une accélération vers le sanctuaire.

Georges avait beau mal présenter, il était loin d’être un idiot. Il se doutait des raisons du malaise de la grosse femme abonnée des bénitiers. Il était doté d’un robuste bon sens, suffisamment bon pour savoir que celui dont prétendait faire preuve la boulangère en commentant l’actualité à des clients tantôt complices, tantôt blasés, relevait surtout de la paresse intellectuelle mâtinée d’une inculture aussi crasse que les replis mystérieux sous son tablier.

Traversant les rues de ce charmant village aux maisons anciennes à colombages, qu’il avait si souvent croquées pour ses cartes postales, il atteignit enfin l’église. Repérant au second rang la progéniture convoitée du marchand de viande, il lança une discrète œillade qui laissa de marbre la douce enfant. Se renfrognant, il se décida à prêter une oreille distraite au prêtre qui débitait un babillage soporifique évoquant l’orgueil et l’éternelle victoire du Ciel sur l’Enfer. Il contempla l’assistance et ses visages sévères et blafards, le petit curé qui faisait penser à un homuncule mais prenait des airs lyriques. Songeant que cette séance aurait bien besoin d’un peu plus de piquant, il ferma les yeux un bref instant, un léger sourire sur son visage concentré.

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A l’instant où sa voix retomba, il sentit que tout était perdu. L’œil courroucé de son Maître le condamna immédiatement, le dépouillant de tous ses attributs, le conspuant et le reniant. Et ce fut la Chute. Comme d’autres frères avant lui, dépouillé de sa belle épée brillante, son auréole pâlit et s’éteignit, et la lumière des bénis se déroba tandis que dansaient les plumes autour de lui. Il vit défiler dans sa chute Trônes, Puissances, Dominations, et ceux qui l’aperçurent haussèrent à peine un sourcil de leur front prodigieux. Il franchit les bords du Monde, dégringola parmi les soleils, se heurta aux astres errants, fit ricocher une comète, interloqua un astronome amateur en passant dans le champ de son télescope. Aux cieux, le préposé à l’entretien aperçut une plume frémissant au bord de l’abîme. Sans égard pour son déchu propriétaire, il la balaya vers le gouffre tout en chantant béatement le nom d’Elohim.

L’obscurité se referma sur son ancien séjour. Se retournant, il aperçut une boule bleue et blanche et prit enfin conscience de son sort. Il en ressentit une pointe d’amertume, qui ne fit que s’accentuer quand il devina où aboutirait sa déchéance. Telle une boule de lumière déchirant les cieux, il est précipité vers la souille d’un malheureux cochon qui n’eut que le temps de comprendre que ce jour là ne lui serait pas favorable avant d’être pulvérisé par l’être surhumain.

Azazel (car tel était son nom) se releva de la fange, s’ébroua, et les pieds dans la boue et les côtelettes de porc contempla le paysage qui l’entourait tout en repliant ses ailes meurtries. Jaugeant de son œil fier et profond le spectacle du village français qui se présentait à lui, il poussa un long soupir désappointé. “Et merde, il fallait bien sûr que cet enfoiré me fasse tomber chez les péquenauds”, s’exclama d’une voix de stentor à la beauté surnaturelle l’ancien Messager du Seigneur. Haussant ses épaules parfaitement dessinées, il se décida à marcher vers le hameau.

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